Modeste Mignon

Oui je sais, j’avais dit que je parlerais d'abord de Modeste Mignon. Mais j’ai lu Une Double famille sur ses talons, et l’impression en était si vivace que je l’ai évoqué tout de suite.
Alors Modeste. Vaste roman. C’est une jeune fille, au patronyme charmant et au nom trompeur. Car elle est d’origine aristocratique : son père, issu de la noble famille provençale de La Bastie (de la Basti–e! avé l’accent^^) a fait, sur les ruines de sa famille, carrière sans états d’âme dans les armées révolutionnaires puis dans la Grande Armée. Officier, négociant richissime puis ruiné au Havre où se déroule l’action, il est absent pendant les trois-quarts du texte : parti en Orient renflouer sa fortune, il a laissé ses filles à la garde de la douce Bettina, fille du baron Wallenrod-Tustall-Barstenstild, banquier, épousée par amour au détour d’une campagne de Prusse, et de deux familles d’amis chers et fidèles : les Latournelle - Madame, physique de momie, « taille de tambour-major », âme de rosière, Monsieur, qui avait su en reconnaître « les grandes qualités » et l’« épouser à l’âge anti-matrimonial de trente-trois ans », leur fils Exupère – et les Dumay – un breton et alter ego de Mignon dans les soubresauts de l’Histoire, son associé, Anne de son prénom, et Madame, ramenée d’Amérique. Ces deux-là, faute d’enfants, ont cristallisé tout leur amour sur les filles Mignon. J’allais oublier le premier clerc de Latournelle, le bossu Butscha, « ver de terre amoureux d’une étoile », perspicace, spirituel, sardonique ange gardien autoproclamé de la belle, sans mandat paternel.

Hélas, quand le roman démarre, alors que Mignon père a quitté sa famille depuis trois longues années, l’aînée, Bettina-Caroline (Goethe, que je n’ai pas relu, est sourdement présent en filigrane de tout le roman) séduite et abandonnée par l’infâme Georges d’Estourny, a rendu l’âme, en laissant à sa sœur un anneau gravé de l’avertissement suivant : « Pense à Bettina ». Car les deux filles ont hérité de leur père un sacré carafon, et l’âme aventureuse.

Adoncques, Modeste. Réduite par les revers de fortune de papa et la cécité-subséquente-à-ses-chagrins de maman à une vie très contenue de fille modèle, Modeste, qui a reçu la meilleure éducation et n’a plus de poney pour libérer les passions de son ardente jeunesse, Modeste dont s’est détourné sans fard au moment de la ruine un quasi-fiancé, Modeste qui parle trois langues, l’allemand de maman, le français de papa, l’anglais de Mme Dumay, Modeste s’est jetée dans la lecture « à s’en rendre idiote » : Byron, Goethe, Schiller, Hugo, Lamartine, Walter Scott pour les modernes, sans parler de toutes les productions du roman depuis l’origine, ni du théâtre et de la littérature d’idées, ont nourri son imagination bouillonnante, et ont fait d’elle, outre un authentique bas-bleu - quoiqu’elle en dise -, la plus romanesque des jeunes filles. Ayant mené par procuration mille vies, de la plus dépravée à la plus prosaïque en passant par la plus resplendissante, Modeste, que ses lectures ont toquée des hommes de génie, décide de passer à l’action. Et l’action, pour elle, se fera par correspondance. Après mûre réflexion, séduite par un portrait de son grand homme :

Modeste vit à l'étalage d'un libraire le portrait lithographié d'un de ses favoris, de Canalis. (..) Or, Canalis, crayonné dans une pose assez byronienne, offrait à l'admiration publique ses cheveux en coup de vent, son cou nu, le front démesuré que tout barde doit avoir. Le front de Victor Hugo fera raser autant de crânes, que la gloire de Napoléon a fait tuer de maréchaux en herbe. Cette figure, sublime par nécessité mercantile, frappa Modeste, et le jour où elle acheta ce portrait, l'un des plus beaux livres de d'Arthez venait de paraître. Dût Modeste y perdre, il faut avouer qu'elle hésita longtemps entre l'illustre poète et l'illustre prosateur. Mais ces deux hommes célèbres étaient-ils libres ?

elle écrit à Dauriat, éditeur de Canalis.

Je ne vais pas essayer de raconter tout le roman, c’est contraire à mes principes, ni d’en rendre compte, c’est impossible. C’est un roman grouillant, bouillonnant, brouillon, inventif. Allègre, et sinueux : de « Mamzelle Bovary au Havre », roman semi-épistolaire avec terribles longueurs : les tartines raisonneuses de Modeste en sa correspondance !!!!!! on passe à « ‘‘Hugomais’’ en province, entrée de Canalis », puis à un pétillant vaudeville d’abord intitulé « Les trois prétendants » par l’auteur soi-même, avec retour du père prodigue en maître de cérémonie, amoureux coupable, transi et méprisé, poète en sa boursouflure déployée, et un troisième larron, un charmant avorton de petit duc fin de race et très « vieille France ». La fin un peu téléphonée, peut-être ? mais il est si plaisant d’assister à la déconfiture de celui qui porte en anagramme dans son nom la « canaille » qu’il est ! Qu’on ne me reproche pas mon penchant au calembour anagrammatique pour déchiffrer l’onomastique balzacienne : c’est Modeste elle-même qui m’y invite en signant ses missives à l’aimé : O. d’Este-M.
Encore une « Étude de jeune fille », enfant gâtée, d’ailleurs, presque une peste à ses heures, avec un petit air de Comtesse de Ségur par anticipation. Il y a du conte dans Modeste Mignon, du roman d’aventures, de chevalerie (avec modernes chevaliers : un nabot, un bossu, un secrétaire), du fourre-tout littéraire avec correspondances, allusions en pagaille, récits enchâssés, dialogues en cascades, entrées et sorties infiniment scéniques, gammes en tous genres et même partition sentimentale avec mélodie. Il y a un peu de drame et beaucoup de comédie.

C’est un roman élastique et sautillant. Allègre, c’est bien cela, et c’est mon dernier mot.

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