Une Fille d’Eve, donc.

 

 

C’est une longue nouvelle, ou un bref roman, riche, magistralement composé, et, dans la chronologie de la Comédie Humaine, c’est une des œuvres tardives. Non pas l’une des plus tardivement écrites – elle date de 1838 -, mais l’une de celles qui se déroulent après la révolution de Juillet, quand l’ordre social et politique élaboré par la Restauration s’est effondré. On y voit mourir de Marsay, dont Nathan prononce doublement – en privé, puis en public dans les colonnes de son journal – l’oraison funèbre.

On est donc en 1833-34, et la jeune Marie-Angélique de Vandenesse née Granville y fait en quelque sorte son éducation sentimentale. Le lecteur connaît, par Une Double famille, l’éducation sinistrement bigote qui a été celle des deux filles de Mme de Granville à laquelle leur père, le magistrat austère et intègre, les a abandonnées, se réservant celle de leurs deux frères. Les deux jeunes Marie, Marie-Angélique et Marie-Eugénie, ont donc poussé comme deux fleurs étiolées, avec pour seule joie leurs cours de musique, dispensés par l’excellent Schmucke, futur héros du Cousin Pons, dont l’antre sis à l’angle du Quai Conti et de la rue de Nevers fait l’objet d’une très savoureuse – voire odorante – description vers la fin de la nouvelle. Bref, pour échapper à l’emprise mortifère de leur mère, les deux sœurs, tendrement liées l’une à l’autre, se sont mariées jeunes. La cadette avec le banquier du Tillet, le complice de Nucingen, qui n’a rien d’un paladin ni d’un sentimental, l’aînée avec Félix de Vandenesse, « jeune vieillard'» sceptique et tendre, qui s’est fait, outre le mari, le mentor de sa femme dans les méandres du monde. Félix de Vandenesse est le héros du Lys dans la vallée, mais il a connu, depuis sa jeunesse ardente et romantique, des liaisons qui l’ont désillusionné, et son mariage sans nuages avec une jeune femme devenue une des reines de la bonne société leur vaut à tous deux l’inimitié sourde et néanmoins active de quelques grandes dames - sœur et belle-sœur : la marquise de Listomère (objet de l’Étude de Femme contée par Bianchon et que j’ai tant prisée), Emilie de Kergarouët née de Fontaine (l’héroïne du Bal de Sceaux), qui a épousé Charles de Vandenesse, mais aussi d'ex-maîtresses et autres venimeuses « bonnes mauvaises » reines du Faubourg Saint Germain comme l’inévitable madame d’Espard, Lady Dudley ou Natalie de Manerville (à qui s’adressait la très longue lettre autobiographique qu’est en fait Le Lys dans la vallée). Les barrières sociales qui régissaient strictement le monde avant 1830 ayant cédé, Marie, involontairement ennuyée par son bonheur uniforme et piquée par la curiosité, va pouvoir rencontrer chez madame de Montcornet puis chez la complaisante madame d’Espard le ténébreux bohème Raoul Nathan, dramaturge, critique, journaliste, compagnon de l’actrice Florine, soudain saisi par le démon de l’ambition politique et le rêve d’un amour pur. La romance s’amorce, accompagnée d’un chœur de commentaires, dans les salons comme dans les sphères du journalisme, de la finance et de la politique.

Le titre indique assez qu’il s’agit encore d’une « Étude de Femme ». Mais à l’analyse de ce caractère de jeune femme, à une proposition aussi d’amour conjugal fondé en tendresse, en raison, en confiance ! Balzac mêle avec brio, allant, subtilité, d’autres études : celle de Nathan, faiseur, « joueur de gobelets », volcan vénal, génie inaccompli, comédien pris à son propre jeu de vanité et d’ambition sociale et sentimentale, « ambitieux si riche en encre et si pauvre en vouloir », celle de Florine, belle et bonne fille ardente, généreuse et fidèle à sa manière, celle du monde des folliculaires, des financiers et des usuriers avec leurs combines, celle des politiques en une période instable, celle du monde enfin, jeux de regards, liaisons d’intérêts, monstre aux cent bouches bien- ou malveillantes…
Outre le plaisir qu’offre la justesse des analyses, la richesse des vues, le sens aigu de la formule et du dialogue, Une fille d’Ève me paraît emblématique du rôle joué par les nouvelles ou les romans brefs dans La Comédie Humaine : ils en constituent le ciment, comblant dans l’existence individuelle et collective des personnages les blancs de l’Histoire et de leurs propres histoires, assurant la cohérence de leurs destins, asseyant pour le lecteur assidu le sentiment de familiarité qui fait que les personnages se mêlent à son propre imaginaire, que l’on peut parler d’eux et de leurs aventures comme de celles du voisin ou d’un membre de la famille, mêlant enfin le tissu romanesque à celui de la vie, tout en faisant déborder l’intrigue du cadre même du roman, devenu souple, instable, inassignable. À sa façon, Une Fille d’Ève est presque aussi grouillante de personnages que Splendeurs et Misères. Loin d’être des œuvres mineures, ces romans brefs et ces longues nouvelles sont pour l’édifice global comme une chambre d’échos des grands romans, ou comme une crypte, indispensable pour que la nef « sonne ».

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