Big Mister Sunshine : Solaire, de Ian McEwan

Les trains sont devenus, depuis ma jeunesse où je les fréquentais beaucoup plus, des lieux étranges. On n’y voit plus, serrés sur leurs sièges exigus, de toutes parts, que des gens diversement vêtus, de l’« entraîneuse » en collants à résille figurative sur ses hauts talons, au vacancier avachi en shorts et tongs - mais presque tous identiquement rivés à des écrans, et prolongés par toutes sortes d’antennes sinueuses et autres fils prothèses. C’est, pour moi, toujours exotique. Pas très convivial. Et surtout, c’est une terrible façon de louper de fantastiques occasions de LIRE ! pour ma part, en tout cas, sandwichée sur un « duo club » face à face  avec une dame frénétiquement occupée par son écran et son clavier, à l’extrémité du wagon-bar, sans possibilité d’étendre la jambe autrement qu’en travers du passage très fréquenté, avec les risques y afférents de croche-pieds, ç’a été l’occasion de commencer, et de terminer, Solaire, le dernier roman de McEwan, sorti il y a un peu plus d’un an en Angleterre.

Etrange bouquin, que j’ai donc avalé en quelque cinq heures, grinçante comédie centrée autour d’un physicien vorace, séducteur, étrange mélange d’infantilisme absolu, de cynisme, et de naïveté. Comme il l’avait entrepris déjà dans Samedi, McEwan y poursuit son entreprise de faire de la science la plus complexe, la plus pointue, un objet romanesque. Le fonctionnement du cerveau dans Samedi, ici la physique quantique relue à la lumière de la photosynthèse. En trois stations : 2000, 2005, 2009 (l’époque de l’écriture du roman), 53, 58, 63 ans, le professeur Michael Beard, prix Nobel de physique pour sa découverte de la « colligation Einstein-Beard » (je laisse les lecteurs découvrir de quoi il retourne), le professeur Michael Beard donc, toujours plus gros, plus goinfre, plus flasque et plus sensuel, voit sa vie devenir plus brouillonne, plus chaotique, plus cohérente dans son incohérence – et semble-t-il plus utile au bien commun dès lors qu’il s’est lancé dans la mise en œuvre d’une invention géniale permettant de mimer à grande échelle la photosynthèse pour la convertir en électricité - à Lordsburg (! sic), Nouveau Mexique, car tel est le nom du lieu vers lequel converge toute l’action en sa troisième et ultime étape : 4x4, canicule, majorettes, fumets de barbecues et climatisation.

C’est très étrange. Comme toujours terriblement intelligent, complexe, extraordinairement composé et écrit – ce qui me ramène, d’ailleurs - qu’on veuille pardonner mes rancœurs récurrentes - à notre dernier Goncourt* national, si je puis me permettre ce pléonasme : personnages dérisoires (le dérisoire est le substrat même de la fiction chez McEwan, me semble-t-il), réflexion sur l’homme et son avenir (celui de la « planète », cette nouvelle rengaine apocalyptico-publicitaire qui irrite tant le Michael Beard des débuts du roman), tressage de la science et du romanesque, on trouve ces thèmes chez les deux romanciers… mais quand je pense aux kilomètres de commentaires élogieux, aux torrents d’intelligence prodigués pour analyser le sens ( ?) de l’œuvrette bâclée du Français – et que je la compare avec le travail de McEwan - je me dis que l’on ne  doit pas avoir l’air très sérieux, vus de dehors, avec notre littérature hexagonale. Parce que, qu’on apprécie ou non McEwan, en matière d’élaboration de la forme et de travail du style, l’autre, à côté, c’est un Mickey. En matière de variété des sujets aussi : la dernière fois, c’était Sur La Plage de Chesil, ou la nuit de noces fatidique d’un jeune couple sur fond d’immémoriaux mouvements de marées, cette fois, c’est le destin brouillon d’un génial et amoral velléitaire, sur fond de réchauffement climatique.

Lecture passionnante, passionnée, et pourtant, somehow, réticente. Car comment assumer, durant cinq heures et neuf années, de percevoir le réel à travers le regard d’un personnage aussi instable et défaillant que Michael Beard ? C’est pourtant ce qui se passe. À son cœur, son esprit, son sens moral défendant, le lecteur (la lectrice) se sent çà et là insensiblement prendre le parti de cette bouffonne, boursouflée, et pourtant si humaine allégorie de l’insouciance occidentale. Souriant avec une malice sardonique, dans la posture de Dieu – du diable ? -  le romancier déploie une verve puissamment satirique : les scènes de comédie se succèdent, un peu juxtaposées sans doute, mais toujours adroitement tissées dans la trame du récit. Après celles du centre de recherche sur l’environnement, le séjour en plein Grand Nord sur un bateau rassemblant artistes et savant amateurs d’écologie - avec motoneiges, sculptures et ballets sur glace, et vestiaire en croissant bazar - est un morceau d’anthologie. Ou l’épisode des chips, ou celui de l’anthropologue féministe encore, peut-être un peu forcé, mais si bien vu. Ou le regard perspicace porté sur la sclérose des chercheurs en administratifs.

Souriant et désapprobateur, mais embarqué par une tension qui ne cesse de monter toujours plus, et cette fois, jusqu’à la dernière page - bel exploit -, séduit et circonspect, le lecteur s’incline, déconcerté, mais ébloui.

 * J'ai fait mes vingt billets ! Voilà sa vilaine face sortie de ma page d'accueil !

Commentaires

1. Le samedi, juillet 9 2011, 23:17 par Anne d'Evry

Chère Agnès, le brio de tes commentaires force l’admiration. J’ajouterai que McEwan fait passer le lecteur de l’infiniment petit (les détails désopilants du motoneige au début) à l’infiniment grand (considérations scientifiques fouillées) dans un récit où s’enchevêtrent la précision du présent et les retours en arrière, avec un naturel stupéfiant. Ian McEwan n’est pas de ces écrivains se regardant écrire.
Avec une froide distance l’auteur nous brosse les pensées qui traversent le fameux Prix Nobel avec une rare intuition de l’inconscient que l’on retrouve chez les grands écrivains (ou cinéastes).

2. Le dimanche, juillet 10 2011, 05:48 par Agnès

Bonjour Anne, et bienvenue au royaume des mauvaises herbes ! Il m'importe avant tout de susciter, sans raconter l'intrigue, le désir de partager ces lectures.

Merci de tes précieuses remarques. En matière d'inconscient, McEwan a  fait des choses terribles, comme : Un Bonheur de rencontre, lecture dont j'ai eu du mal à me remettre, ou Les Chiens Noirs. Il y a ici un "tag" McEwan, où j'ai fait le CR de tout ce que j'en ai lu, i.e. à peu près tout. Le malaise à la lecture de cet auteur est une des composantes les plus déconcertantes de son art.

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