Puisque nous sommes mardi, parlons de ''Samedi''.

C’est le dernier McEwan traduit. Il date de l’automne dernier. Depuis, il y en a eu un autre On Chesil Beach, pas encore publié en France à ma connaissance…

Ce Samedi-là est un samedi doublement particulier. Dans l’histoire du monde, c’est le samedi 15 février 2003, celui où se tient à Londres une manif monstre contre la guerre imminente en Irak. De sa fenêtre d’abord, puis dans la rue ou sur l’écran de sa télé, Henry Perowne, 48 ans, neuro-chirurgien brillant, assiste aux prémices, puis au déploiement de ladite manif. C’est lui, le personnage principal, le filtre à travers lequel se déroule toute l’histoire. Car pour Henry Perowne aussi, ce samedi est une journée particulière.


D’abord, il s’est réveillé, bien avant l’aube, dans un état de griserie physique et mentale inexplicable qui l’a conduit à sa fenêtre, d’où il a vu passer un avion en flammes au ras des toits. Ensuite, il attend pour le soir le retour de sa fille Daisy, qui a pris le large pour devenir, loin de ses parents, parisienne et poétesse. Une poétesse douée, déjà reconnue, dont les ouvrages crûment érotiques déroutent son père, comme le déroute la passion qu’elle nourrit pour la littérature, lui qui trouve tout roman futile.

C’est donc pour Henry un samedi chargé qui s’annonce, entre match rituel de squash contre son collègue anesthésiste, courses, et repas de fête à préparer sur fond de Londres sens dessus dessous.

Une rue déserte où il s’est engouffré avec la bénédiction du policier de garde pour échapper à la houle montante de la manif, une voiture rouge qui déboîte, et l’intégrité vierge de sa Mercedes est à tout jamais altérée. Face aux occupants de la voiture rouge, trois voyous menaçants, Henry réussit à échapper au passage à tabac en diagnostiquant à brûle-pourpoint chez leur chef une maladie génétique naissante, et incurable. Non par compassion, mais « comme il aurait jeté un sort ».

Ce bref épisode traumatique bientôt surmonté est pourtant à l’origine d’une inquiétude subconsciente qui grandit au fil de la journée chez Henry comme chez le lecteur. À raison. La soirée de fête s’ouvre sous de terribles auspices.

Henry est un type plutôt simple : il aime de façon définitive sa femme Rosalind, son premier amour, épousée il y a près de vingt-cinq ans au cours de leurs années d’études. C’est un père attentif aux talents de ses deux enfants, Daisy et Théo, musicien de blues. Un médecin humain, au fait des moindres évolutions théoriques et techniques de son métier. Fermé au monde romanesque et pourtant imaginatif.

C’est là ce qui fait tout le prix de ce roman qui raconte à la troisième personne la journée d’une conscience. L’aventure d’une journée déchiffrée à travers les pensées du personnage principal. Un courant de conscience à la troisième personne en quelque sorte. Du plus minuscule détail personnel, biologique ou anatomique, au vaste cours du monde, flashes-back et projections, interrogations sur autrui ou introspections, lecture politique ou médicale du réel, minuscules détails quotidiens ou vastitude du monde observé à travers la lucarne de la télé, sensations physiques ou sentiments se tissent à travers le filtre ou le prisme de son regard. Du coup, le discours scientifique le plus pointu devient sans grincer matière romanesque. C’est diaboliquement virtuose, et prenant. Le romancier-narrateur tout puissant s’efface à l’intérieur de sa créature, réécrivant au passage une version masculine et concentrée (dans la forme) de Mrs Dalloway.

Lorsque nous quittons le roman, Henry et les siens sont devenus des nôtres, nous sommes devenus Henry, nous avons avec lui interrogé – sans réponse, mais sans désespoir – le sens de la vie au fil d’un jour doublement essentiel, où destin particulier et collectif se sont rencontrés.

Par la même occasion, Mc Ewan a poursuivi, mine de rien, et sans commentaire ostentatoire, sa réflexion pratique sur le lien mystérieux qui unit le romancier, ses personnages et le lecteur.

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