Aux lecteurs...

C'est un peu solennel, pour un lendemain de Noël, ça manque un peu de légèreté, mais ce texte extrait d'un Bon roman accompagne heureusement un beau portrait de lectrice. J'aime particulièrement les jeux de lumière sur le tissu et la main sur la page.

            Rembrandt, La mère du peintre (1631, Amsterdam Rijksmuseum)

« (...) Depuis qu'existe la littérature, la souffrance, la joie, l'horreur, la grâce, tout ce qu'il y a de grand en l'homme a produit de grands romans. Ces livres d'exception sont souvent méconnus, ils risquent en permanence d'être oubliés et, aujourd'hui où le nombre des publications est considérable, la puissance du marketing et le cynisme du commerce s'emploient à les rendre indistincts des millions de livres anodins, pour ne pas dire vains.

Or ces romans magistraux sont bienfaisants. Ils enchantent. Ils aident à vivre. Ils instruisent. Il est devenu nécessaire de les défendre et de les promouvoir sans relâche, car c'est une illusion de penser qu'à eux seuls ils auraient le pouvoir de rayonner. Nous n'avons pas d'autre ambition.

Nous voulons des livres nécessaires, des livres qu'on puisse lire le lendemain d'un enterrement, quand on n'a plus de larmes tant on a pleuré, qu'on ne tient plus debout, calciné que l'on est par la souffrance; des livres qui soient là comme des proches quand on a rangé la chambre de l'enfant mort, recopié ses notes intimes pour les avoir toujours sur soi, respiré mille fois ses habits dans la penderie, et que l'on a plus rien à faire; des livres pour les nuits où, malgré l'épuisement, on ne peut pas dormir, et où l'on voudrait simplement s'arracher à des visions obsessionnelles; des livres qui fassent le poids et qu'on ne lâche pas quand on n'en finit pas d'entendre le policier dire doucement : Vous ne reverrez pas votre fille vivante; quand on n'en peut plus de se voir chercher le petit Jean follement dans toute la maison, puis follement dans le jardin, quand quinze fois par nuit on le découvre dans le petit bassin, à plat ventre dans trente centimètres d'eau; des livres qu'on peut apporter à cette amie dont le fils s'est pendu, dans sa chambre, il y a deux mois qui semblent une heure; à ce frère que la maladie rend méconnaissable.

Chaque jour Adrien s'ouvre les veines, Maria se saoule, Anand est renversé par un camion, une Tchétchène (Turkmène, Four) de douze ans est violée. Chaque jour Véronique essuie les yeux d'un condamné, une vieille femme tient la main d'un mourant affreusement défiguré, un homme recueille un petit enfant hébété parmi les cadavres.

Nous n'avons que faire des livres insignifiants, des livres creux, des livres faits pour plaire.

Nous ne voulons pas de ces livres bâclés, écrits à la va-vite, allez, finissez-moi ça pour juillet, en septembre je vous le lance comme il faut et on en vend cent mille, c'est plié.

Nous voulons des livres écrits pour nous qui doutons de tout, qui pleurons pour un rien, qui sursautons au moindre bruit derrière nous.

Nous voulons des livres qui aient coûté beaucoup à leur auteur, des livres où se soient déposés ses années de travail, son mal au dos, ses pannes, son affolement quelquefois à l'idée de se perdre, son découragement, son courage, son angoisse, son opiniâtreté, le risque qu'il a pris de rater.

Nous voulons des livres splendides qui nous plongent dans la splendeur du réel et qui nous y tiennent; des livres qui nous prouvent que l'amour est à l'œuvre dans le monde à côté du mal, tout contre, parfois indistinctement, et le sera toujours comme toujours la souffrance déchirera les cœurs. Nous voulons des romans bons.

Nous voulons des livres qui n'éludent rien du tragique humain, rien des merveilles quotidiennes, des livres qui nous fassent revenir l'air dans les poumons.

Et quand il n'y en aurait qu'un par décennie, quand il ne paraîtrait qu'un Vies minuscules tous les dix ans, cela nous suffirait. Nous ne voulons rien d'autre. »

 Laurence Cossé, Au bon roman  Ed. Gallimard

Commentaires

1. Le mardi, janvier 4 2011, 17:29 par Elise

Bonjour, Souvent je viens et je lis...Je n'ose faire de commentaire,je n'ai pas votre savoir...
Aujourd'hui,j'ose vous dire MERCI...Beau texte, soit, grave, mais tellement vrai.
Pas d'amies, mais tellement d'amis dans les livres,ils sont mes seuls soutiens, ne me trahissent jamais,c'est ma colonne vertébrale, sans eux je n'existerai plus, et surtout en ce moment...trop de souffrance...Bonne Année à vous ...

2. Le mardi, janvier 4 2011, 20:11 par Agnès

Merci à vous de ce message, c'est le premier de l'année !
Je serais désolée que vous n'osiez pas écrire sur ce blogue pour des histoires de "savoir". Ce que je désire faire ici, c'est donner envie de lire, pour des raisons qui sont à la fois de passion, et aussi, parce que ça me tient à cœur, comment dire, "d'esthétique" ? C'est-à-dire que je peux parfois dire pourquoi je pense qu'un livre est "bon" parce qu'il est fidèle à ce qu'il se propose d'atteindre, et aussi parce qu'il me touche. Mais il ne s'agit certes pas ni de cours, ni d'épate, et je construis ce qui est écrit précisément pour le déposer sur ce blogue.
Brèfle, les visites et les commentaires me donnent le sentiment de ne pas écrire dans le vide, ce qui est un plaisir !
Bonne année à vous aussi, et qu'elle vous soit douce et généreuse, en lectures, et en rencontres.

3. Le dimanche, janvier 9 2011, 18:21 par Céline

Superbe texte, magnifiquement bien écrit et très émouvant, qui me donne plus envie de lire ce "Bon roman" que toutes les critiques que j'ai pu en lire.

4. Le dimanche, janvier 9 2011, 19:09 par Agnès

Bonsoir Céline !
Peut-être un poil trop émouvant, quand même. Mais je ne vais pas me renier !
J'ai fait un tour sur le Blog bleu, et pour répondre à tes désirs et/ou perplexités de lectrice, moi, j'ADORE "Belle du Seigneur", que j'ai chroniqué ici. Roman absolument débordant, excessif, démesuré, mais génial. La première lecture exige presque que l'on en saute des pages entières, on y revient à la seconde, à la troisième....
Quant au "Comte de Monte Cristo", passée la mise en place de l'intrigue (3 chapitres ?), il n'y a pas une once de gras. C'est un roman que j'adorerais mettre à mon programme de bac, mais il est vraiment TRES épais. Une extraordinaire histoire de volonté de puissance. Mon hymne à Dumas est ici.

5. Le jeudi, janvier 13 2011, 17:23 par Céline

Merci pour ces conseils !
Quoiqu'il en soit, je pense que j'attendrais un peu pour ces deux titres : je n'aime pas lire des pavés quand je travaille, c'est si dur de les lâcher pour aller au boulot, ou pour dormir le soir. J'attendrai des vacances.
Merci encore pour ces deux avis.

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