''Après le plaisir de posséder des livres, il n'y en a guère de plus doux que d'en parler''

Cité en exergue à Des Bibliothèques pleines de fantômes de Jacques Bonnet, que j'entame. La phrase, que j'eusse aimé connaître plus tôt, est de Nodier, bibliothécaire s'il en fut, et bibliomane.

Le personnage est évoqué dans un épisode savoureux des Mémoires de Dumas (père) - dont j'ai déjà parlé ici - qui relate sa rencontre de jeune parisien novice, au Théâtre de la Porte Saint Martin, avec « Un monsieur poli qui lit un Elzévir ».

(...)
« je trouvai à l'orchestre une compagnie toute différente de celle que j'avais trouvée au parterre, et, comme l'ouvreuse m'avait indiqué, vers le milieu de la banquette, une place libre, je me mis en devoir de gagner cette place.

Chacun se leva poliment pour me laisser passer. J'atteignis ma place, et je m'assis à côté d'un monsieur en pantalon gris, en gilet chamois, en cravate noire.

C'était un homme de quarante à quarante-deux ans.

Son chapeau était sur la stalle que je devais occuper. Il s'interrompit de lire dans un charmant petit livre – que je sus depuis être un Elzévir –, enleva son chapeau en s'excusant, me salua, et se remit à lire.

- Peste ! me dis-je à part moi, voici un monsieur qui me paraît mieux élevé que ceux auxquels j'ai eu affaire tout à l'heure. Et, me promettant d'entretenir avec lui des relations de bon voisinage, je m'assis dans la stalle vide.
(...)

En ce moment, le monsieur poli laissa tomber sur son genou sa main et le livre qu'il tenait ; puis, les yeux au ciel, parut réfléchir profondément.

C'était, comme je l'ai dit, un homme de quarante à quarante-deux ans, d'une figure essentiellement douce, bienveillante et sympathique. Il avait les cheveux noirs, les yeux gris-bleu, le nez légèrement incliné à gauche par un méplat, la bouche fine, railleuse, spirituelle, une véritable bouche de conteur.

Je mourais d'envie, moi, malheureux provincial, ignorant de toute chose, mais désireux de m'instruire, comme on dit dans les leçons rudimentales de M. Lhomond, je mourais d'envie de lier conversation avec lui.

Sa physionomie bienveillante m'encouragea.

Je profitai de ce moment, où il avait cessé de lire, pour lui adresser la parole.

- Monsieur, lui dis-je, veuillez excuser ce que ma question peut avoir d'indiscret, mais vous aimez donc bien les oeufs ? Mon voisin secoua la tête, sortit peu à peu de sa rêverie, et, me regardant d'un air distrait :

- Pardon, monsieur, me dit-il avec un accent franc-comtois des plus prononcés, mais je crois que vous me faisiez l'honneur de me parler...

Je répétai ma phrase.

- Pourquoi cela ? me demanda-t-il.

- Ce petit livre que vous lisiez avec tant d'attention, monsieur – excusez mon indiscrétion, mais mes yeux sont tombés involontairement sur le titre –, n'annonce-t-il pas des recettes pour faire cuire les oeufs de plus de soixante façons ?
- Ah ! oui, dit-il c'est vrai.
- Monsieur, ce livre eût été bien utile à un oncle curé que j'avais, ou plutôt que j'ai toujours, gros mangeur, grand chasseur, et qui a parié, un jour, avec un de ses confrères de manger cent oeufs à son dîner ; il n'avait trouvé, lui, que dix-huit ou vingt manières de les accommoder... vingt manières, oui, car il les mangea cinq par cinq. Vous comprenez que, s'il eût connu soixante manières de les fricasser au lieu de cent, il en eût mangé deux cents.
Mon voisin me regarda avec une certaine attention qui pouvait se traduire par cette question adressée à lui-même : « Est-ce que, par hasard, je ne serais pas à côté d'un garçon tout à fait bête ? »
- Eh bien ? me demanda-t-il.
- Eh bien, si je pouvais procurer à ce cher oncle un pareil livre je suis sûr qu'il me serait très reconnaissant.
- Monsieur, me dit mon voisin, je doute que, malgré les sentiments qui font le plus grand honneur à votre cœur de neveu, vous puissiez vous procurer ce livre.
- Et pourquoi cela ?
- Parce qu'il est fort rare !
- Fort rare, ce petit bouquin ?
- Savez-vous ce que c'est qu'un Elzévir, monsieur ?
- Non.
- Vous ne savez pas ce que c'est qu'un Elzévir ? s'écria mon voisin au comble de l'étonnement.
- Non, monsieur, non ; mais ne vous effarouchez pas pour si peu ; depuis que je suis à Paris – et il n'y a pas encore huit jours de cela –, je m'aperçois que j'ignore à peu près toutes choses. Apprenez-moi donc celle-là, je vous prie ; je ne suis pas assez riche pour me donner des maîtres ; je suis trop vieux pour retourner au collège, et j'ai résolu de prendre pour précepteur celui-là qui, dit-on, a plus d'esprit que M. de Voltaire, et qu'on appelle tout le monde.
- Ah ! ah ! fit mon voisin en me regardant avec un certain intérêt vous avez raison, monsieur, et, si vous profitez des leçons que vous donnera ce précepteur, vous deviendrez, non seulement un grand savant, mais encore un grand philosophe. – Maintenant, qu'est-ce que c'est qu'un Elzévir ?... C'est d'abord, et en particulier, ce petit livre que vous voyez. c'est, en général, tous les livres sortis de la librairie de Louis Elzévir et de ses successeurs, libraires à Amsterdam. Mais savez-vous ce que c'est qu'un bibliomane ?
- Monsieur, je ne sais pas le grec.
- Vous savez que vous ne savez pas, c'est déjà beaucoup. Le bibliomane racine : biblion, livre, mania, manie est une variété de l'espèce homme, species bipes, et genus homo.
- Je comprends.
- Cet animal, à deux pieds et sans plumes, erre ordinairement le long des quais et des boulevards, s'arrêtant à tous les étalages de bouquiniste, touchant à tous les livres ; il est habituellement vêtu d'un habit trop long et d'un pantalon trop court ; il porte toujours aux pieds des souliers éculés, sur la tête un chapeau crasseux, et, sous son habit et sur son pantalon, un gilet attaché avec des ficelles. Un des signes auxquels on peut le reconnaître, c'est qu'il ne se lave jamais les mains.

- Savez-vous que c'est un fort vilain animal que celui dont vous me parlez là ? J'espère que la race n'est pas absolue, et qu'elle a des exceptions.

- Oui, mais ces exceptions sont rares. Eh bien, ce que cherche plus particulièrement cet animal devant les boutiques de bouquiniste – vous savez que tout animal cherche quelque chose –, eh bien, ce sont des Elzévirs.»
(Mes Mémoires, fin chapitre LXXIII - début LXXIV)

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