McEwan, en vrac
Par Agnès Orosco le samedi, février 21 2009, 00:33 - Littératures anglophones - Lien permanent
Ces vacances me laisseront-elles un peu de temps pour évoquer, en vrac, tout ce que j’ai pu lire depuis l’été dernier ? et pour lire un peu de neuf aussi, parce que ces derniers temps, à part les bouquins d’école, c’est quand même la Pologne.
Il y a eu, en octobre novembre, quasi tout McEwan, romans, nouvelles et novellas, et même un récit pour enfants chez Folio junior - mais pas le livret lyrique récemment écrit pour Michael Berkeley, For You. On ne ressort pas indemne d’un tel marathon de lecture. McEwan est un auteur qui me met curieusement dans un état mêlé d’excitation et de malaise intenses. Excitation à cause de la virtuosité de l’écriture et de la construction narrative, de la profondeur de la réflexion sur l’art du roman, de la finesse de l’observation psychologique, de la beauté du style. De la présence constante en filigrane des auteurs qu’il doit aimer, et que l’on devine. Woolf ou Golding, par exemple, à propos des trois romans que j’ai déjà chroniqués ici, Expiation, Samedi et Le Jardin de ciment. Comme s’il y avait aussi, toujours, à la source de sa création, un auteur dont il réécrivait la partition.
Le malaise, à présent. Évidemment suscité et entretenu par l’auteur parfois à la limite du soutenable. Il y a toujours cet épisode, parfois infime, qui fait pivoter le destin et lui donne le « tour d’écrou » décisif, celui qui dérègle petit à petit la mécanique des vies, et fait monter l’attente et l’adrénaline, mais différemment du spectacle tragique, parce qu’on ne sait pas ce que l’on pressent, et qu’il y a toujours là quelque de malsain ou d’inavouable. Il y en a un que je n’ai tout simplement pas pu finir, c’est Un Bonheur de rencontre (The Comfort of strangers - 1981). J’ai lâché avant la scène de meurtre, et puis j’ai lu la fin. C’est, dans une Venise à la fois familière et inquiétante faute d’en voir nommer un seul lieu, années 70 ?, la rencontre d’un jeune couple d’Anglais égarés dans la ville comme ils le sont dans leur propre vie, avec un couple plus âgé d’aristocrates Vénitiens qui, de providentiels, vont devenir démoniaques. En toile de fond, la guerre des sexes, et au moins une très sérieuse pathologie familiale. Sade, et le roman gothique. Le roman a été adapté au cinéma en 1990 par Paul Schrader (scénario de Pinter, quand même) et je ne sais plus où j’ai lu que l’un des acteurs – Christopher Walken, je crois, qui joue Robert, le Vénitien – avait eu beaucoup de mal à se remettre du rôle. Comme moi de ma lecture.
Des romans qui suscitent le malaise, il y en a d’autres. Même le brillantissime Samedi, l’un des plus récents, et si j’ai le sentiment – je l’ai déjà écrit – que McEwan éprouve pour ses personnages une bienveillance croissante, le tressage de la réalité avec la perception qu’en ont des consciences plus ou moins torturées crée une incertitude extrêmement inconfortable. Ainsi des Chiens Noirs, où le décor qui m’est si familier des Cévennes sert de toile de fond, juste après la guerre de 40, à la conversion quasi mystique d’une jeune femme communiste, après une rencontre traumatique avec de terrifiants chiens noirs, dressés pour la chasse à l’homme, et pire encore. L’enquête sur June, tel est son nom, est mené par son gendre, qui tente de recouper en les croisant les témoignages : celui de son ex-mari Bernard rationnel et engagé dans le siècle, celui de leur fille, celui de June. Entre Bien et Mal, raison et folie, chemin individuel et grande Histoire, on en sort perplexe et inquiet. Mais c’est diablement ( ?) bien. Délire d’amour (Enduring Love) aussi. Une histoire d’érotomanie masculine, après un accident de montgolfière. Ou les nouvelles de Sous Les Draps, à éviter en période de déprime ou d’incertitude, qu’elles ne risquent pas d’éloigner. Toutes brillantes, souvent fantastiques, d’un fantastique très psychologique.
Enfin, je ne saurais trop vous recommander, pour votre plaisir et celui de vos enfants, neveux, petits-enfants, élèves… Le Rêveur (the daydreamer, c’est-à-dire le rêveur éveillé, la nuance n’est pas sans intérêt), chez Folio junior, illustrations, désirées par l’auteur, d’Anthony Browne. Série d’aventures réalistes ou fantastiques vécues au cœur de sa famille et de son quartier par Peter Fortune, atteint d’un incoercible penchant à la rêverie éveillée. Il y en a huit, c’est un régal (j’ai une prédilection particulière pour celle où Peter se voit confier la mission d’accompagner pour la première fois sa petite sœur en bus à l’école). Même si l’univers en est inquiétant et ambigu, il y a dans ce roman pour la jeunesse un humour bienveillant qui nous en fait émerger avec un sourire ravi – et complice.
Bref. McEwan, c’est vraiment passionnant. Mais il faudra que je réfléchisse encore sur la relation non dénuée de sadisme qu’il instaure avec son lecteur. Sans pour autant vouloir me débarrasser de son emprise. C’est trop tard. Enduring love : c’est peut-être en somme le fin mot de l’affaire.
Commentaires
Chère Agnès,
Je viens de relire ton billet sur McEwan. Je n'en ai certes pas lu autant que toi, seulement quatre (Amsterdam, Samedi, Sur la plage de Chesil, Solaire). C'est vrai, on n'en ressort pas revigoré comme après La Consolante d'Anna Gavalda. Chez McEwan, le style est sidérant tant il est imprévisible. Ensuite, il nous balade en montagnes russes. Du détail désopilant lors de la course en motoneige, avec sa touche d’humour anglais, aux réflexions psychologiques qui font froid dans le dos, tant elles sonnent juste, le lecteur, et surtout la lectrice est un peu sonné(e). Il me semble que McEwan a saisi la haine qui peut sourdre dans les relations humaines, et il les distille avec raffinement. Il a une science de l’inconscient qui met mal à l’aise, parce qu’il écrit ce que l’on voudrait ignorer. Lire ce que peut penser un homme au moment où une femme s’abandonne toute à la joie de l’amour, ça nous crucifie (moi, en tout cas). Ian McEwan ne cesse de dire ce que nous voudrions ne jamais savoir… Et il l’écrit si bien !
Mmmm... Il va falloir que je réfléchisse à cette hypothèse. Le malaise est lié à une forme d'infraction. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a là aussi quelque chose d'une forme de perversité, mais je n'ai pas poussé la réflexion assez loin. Je te conseille en attendant d'essayer un de ses tout premiers romans, si mes souvenirs sont exacts : Le Jardin de ciment. Ce n'est pas long, mais alors, quelle suffocation ! Et ce, d'autant plus que les "héros" en sont des enfants.
Bonjour Agnès,
Je viens de lire « Les chiens noirs ». Un des aspects du sadisme présumé de McEwan, c’est qu’on ne peut pas lâcher un de ses romans avant de l’avoir terminé. Il nous met sur le grill, il nous tient en haleine, il nous fait peur aussi. (« Fais-moi peur ! »).
Ce style qui passe de la description d’entomologiste (ici au sens propre comme au sens figuré) à la réflexion métaphysique, tout en se jouant du temps signe un très grand écrivain. J’en ai une pile qui m’attend…
Et voilà une nouvelle victime, masochiste ? de McEwan!^^
Je viens de lire d’une traite « Un bonheur de rencontre ». J’en frissonne encore. McEwan a ce génie de l’extrême que l’on retrouve chez Fritz Lang. Il va vraiment très, très, très loin, sans une fausse note.
Il a l’art des détails inutiles que l’on croit indispensables à la suite du roman. Il a aussi un faramineux humour qui tourne au vinaigre sans que l’on comprenne pourquoi. La scène du mari photographiant sa femme au début est désopilante, mais…
Aujourd’hui, mais est-ce sous l’effet de la lecture ? Il me semble que c’est le meilleur McEwan que j’ai lu.
Ben moi, j'ai calé sur la scène paroxystique... j'ai lu quelque part qu'il y avait eu une adaptation filmique, et que l'acteur qui jouait le rôle du Vénitien avait eu beaucoup de mal à se remettre du rôle. Je retrouverai ça un autre jour...
Bonne suite! Le jardin de ciment est aussi assez terrible, et très rondement mené.
McEwan quand tu nous tiens! Je viens de lire "Un jardin de ciment" (le quatrième en deux mois).
McEwan nous injecte des fourmis rouges dans les veines, et on en redemande...