'Ecouter' un livre : Enfance de Nathalie Sarraute

Puis-je désormais dire que j’ai « lu » Enfance de Nathalie Sarraute ? C’est le problème avec les livres audio : on les a écoutés, on ne les a pas lus. J’ai déjà éprouvé ce sentiment inconfortable à l’écoute – j’allais écrire la lecture – de Lettre à une inconnue  de Zweig, que donc, je n’ai pas « lu ».
En tout cas, il y avait longtemps que j’éprouvais quelque honte de ne toujours pas avoir surmonté un ennui sans doute passager pour aborder entièrement Enfance. Un long voyage a donc permis l’écoute des 3 CD du livre audio où Béatrice Agenin et Francine Berger prêtent leurs voix aux deux Nathalie Sarraute : la « nouvelle-romancière » détachée de toute subjectivité et l’autrice très âgée en proie au désir de revenir sur ses années d’enfance, un comble du retour à soi. J’en connaissais des pages entières – peu, en somme – de celles qui sont devenues des classiques de la littérature-autobiographique-à-l’école, en particulier, précisément, le dialogue liminaire qui oppose les deux voix de la romancière. Je l’ai écouté avec plaisir, mais non parfois sans un certain agacement. A cause, d’abord, du ton trop doctoral, de la diction trop distillée, de la voix principale. Elle exalte le texte, au détriment sans doute d’un certain naturel, même si elle ne s’interdit nullement, au contraire, d’en transmettre les émotions vives. A cause, ensuite, des intermèdes musicaux, toujours trop longs, au point non plus d’accompagner le texte, mais de l’éteindre sous un commentaire redondant, allègre après les passages joyeux, discordant dans les moments douloureux, j’en attendais la fin avec impatience, pour que reviennent les mots. Après vérification, il ne s’agit pas d’une musique originale, mais de brefs morceaux de divers compositeurs contemporains. Je conçois que l’on n’ait pas voulu les interrompre. Leur atmosphère colle judicieusement à celle du texte. Mais le respect de la musique se fait, je le redis, au détriment du texte, qui a été coupé !  Peut-être faudrait-il composer pour les livres audio des musiques originales ? ce serait plus cher, sans doute, mais tellement plus juste !

Beau texte, indéniablement, par moments peut-être un peu complaisant dans sa quête de la vérité des infimes mouvements de l’âme de Natacha enfant.

Mais le plus souvent borné à de brefs éclats d’une enfance déchirée entre Paris et la Russie - la datcha d’Ivanovo, l’appartement de Pétersbourg - entre mère et père, puis père et mère, et même entre mère et mère, entre la vraie mère, celle qui doit être irremplaçable et qu’on doit aimer sans partage, et Vera, la seconde épouse du père, pleine de fureurs et de contradictions, de mesquineries et de maladresses, mais capable de loyauté et de brusques accès de tendresse, et qui, de fait, a élevé Natacha.

Au-delà des anecdotes restituées avec un souci manifeste de justesse, Enfance est l’autobiographie d’une conscience qui se constitue. Celle d’une petite fille très vive, dont l’intelligence aiguë s’efforce, dans les contradictions des adultes, de saisir un sens, et de trouver parmi les regards qui se posent sur elle de quoi se construire dans l’amour et la bienveillance. Beaux moments d’harmonie dans la petite enfance auprès d’une mère belle, vive, intelligente, aimée et désirée. Mais sans doute blessée dans son narcissisme par les aspérités de sa fille, au point de s’en débarrasser en deux ou trois étapes d’incompréhension et d’indifférence croissantes. Quant à la petite fille, elle a compris, semble-t-il, au-delà de l’amour profond qui l’unit à son père, que c’est dans la séparation d’avec la mère, fût-ce au prix de la souffrance, et surtout dans l’espace ouvert par les mots, à l’école en particulier, qu’elle va trouver sa voie et sa voix. Il y a des passages – il faudra que j’attende de rentrer à la maison pour pouvoir les retaper – qui sont des hymnes à l’école républicaine, à l’exercice de la rédaction, à une maîtresse attentive et bienveillante. Je me demande d’ailleurs si ces fragments d’enfance (dont le père littéraire est à mon avis le Vallès de L’Enfant, qui a ouvert la voie de l’autobiographie en éclats) ne sont pas, en quelque manière, une suite d’exercices de « rédaction », dans la quête du mot et du sentiment juste, dans leur brièveté. Une réponse intime et sincère à l’infraction éblouie de l’enfant inventant son « premier chagrin » sur un mode infiniment littéraire et fictif. Enfance est une suite de joies et de chagrins, au plus près de soi-même, dans le dialogue avec soi-même, au plus juste des mots de la langue française, la langue adoptée du pays adopté.

Après Kessel, juif russe né en Argentine, Sarraute. Combien d’auteurs de premier plan la langue française ne doit-elle pas à ceux qu’elle a su accueillir ! ceux qui manquent à la litanie des auteurs classiques aimés de Werner Von Ebrenach dans Le Silence de la mer de Vercors. Depuis le vingtième siècle, la littérature française resplendit de toutes ces voix réciproquement adoptées, ne l’oublions pas.

Enfance de Nathalie Sarraute, chez Gallimard, collection 'Écoutez lire', sous la direction de Paule du Bouchet.

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