Trollope - Rachel Ray
Par Agnès Orosco le vendredi, novembre 11 2011, 18:28 - Littératures anglophones - Lien permanent
Voilà achevé mon second Trollope, et je suis en passe de devenir trollopomane, sinon trollopolâtre. Celui-ci, c’est Rachel Ray. Une Femme fuyant l’annonce ayant derechef déserté les rayons de la bibliothèque municipale à ma dernière visite, j’ai filé à la lettre T où m’attendaient deux gros Trollope : Quelle Epoque chez Fayard, et Rachel Ray chez Autrement (mêmes réserves quant à la couverture quoique la jeune fille qui l’illustre - couronne de cheveux fauves bouclés, collier de coquillages, teint de pêche et lèvres pleines - soit bien plus engageante que le portrait qui illustrait Miss Mackenzie. Mais c’est normal : Miss Mackenzie avait 36 ans. Rachel Ray en a 19). Nouveau pavé, dévoré dans les intervalles de loisir que je me suis octroyés ces deux derniers jours – et nuit. Même jubilation à la lecture, plus grande même en ce qu’il s’agit d’une histoire plus romanesque. Celle de la jeune Rachel Ray (son patronyme souligne sa dimension solaire, radieuse), belle plante aux épais cheveux châtains, grande, souple, aimante et aimable et remplie de joie de vivre. Tout le contraire de sa sœur aînée revenue vivre dans le modeste cottage familial et champêtre de Bragg’s End, et comment résister au plaisir de citer in extenso l’allègre ouverture du roman, où le lecteur fait d’abord la connaissance des deux autres habitantes du cottage, mère et fille aînée, Mrs Ray et Mrs Prime, toutes deux veuves :
« Il y a des femmes qui, comme des plantes délicates, n’ont pas reçu de la nature la force de se soutenir d’elles-mêmes au milieu des difficultés de la vie. Elles ont absolument besoin d’un mur, d’une palissade, d’un poteau qui leur prête son appui et les protège. Elles se penchent et s’inclinent pour chercher ce support, et, si les circonstances ne l’ont point mis à leur portée immédiate, lancent leurs vrilles sur le sol, jusqu’à ce qu’elles l’atteignent enfin. On peut dire de la plupart des femmes – comme aussi de la plupart des hommes – qu’il leur est bon de se marier : le mari et la femme se prêtent mutuellement leur force, sans qu’aucun des deux ne perde de la sienne. Pourtant, aux femmes dont je parle, un mariage, quel qu’il soit, est indispensable, et ce mariage, quel qu’il soit, elles finissent toujours par le conclure, bien ou mal assorti. La femme qui a besoin d’un mur contre lequel se clouer ira jusqu’à jurer fidélité conjugale à sa cuisinière, à son petit-fils ou à son notaire. N’importe quel angle, poteau ou piquet assez fort pour supporter le poids fera l’affaire, mais elle trouvera le moyen de s’attacher à un angle, à un poteau ou à un piquet auquel elle sera dès lors mariée.
De cette sorte de femmes était notre Mrs Ray. Comme son nom l’indique, elle avait été mariée comme le sont la plupart des dames, à la mairie et à l’église. Au temps de sa jeunesse, elle avait été comme un jeune pêcher dont on dirige soigneusement la croissance contre un mur protecteur, exposé aux tièdes haleines du midi. On lui avait trouvé un appui naturel et, d’abord, tout avait été pour le mieux. Mais ensuite, son ciel s’était couvert de nuages orageux ; la rage des vents s’était déchaînée, et le chaud abri contre lequel elle s’était sentie si tranquille avait été violemment écarté de ses branches, dans la plénitude et dans la force de la vie. Elle avait été mariée à dix-huit ans : après dix années d’une union paisible et heureuse, elle était devenue veuve. [suit un paragraphe consacré à l’évocation du respectable Mr Ray, homme de loi et de religion.]
Après plus de dix ans de mariage, elle resta veuve, avec deux filles, l’aînée et la plus jeune, seules survivantes des enfants qu’elle avait eus. L’aînée, Dorothea, avait alors neuf ans ; et comme elle tenait beaucoup de son père, dont elle avait le sérieux et la volonté, sa mère se maria aussitôt à elle. Ce fut sur son aînée que Mrs Ray comptait appuyer sa vie. Désormais, en effet, Dorothea serait le support contre lequel elle s’épanouirait. Et contre Dorothea elle s’était dès lors épanouie, excepté pendant un an à peine. Cette année-là, Dorothea s’était elle-même mariée, puis elle avait perdu son mari ; de la sorte, il y avait deux veuves dans la même maison. Dorothea, comme sa mère, s’était mariée de bonne heure, unissant son sort à celui d’un jeune prêtre voisin de Baslehurst, mais il n’avait survécu que quelques mois au mariage. Devenue Mrs Prime, noire, raide et austère dans ses vêtements de veuve, la fille aînée de Mrs Ray était retournée au cottage de sa mère. Noire, raide et austère elle était restée depuis, pendant les neuf années suivantes, et ces neuf années nous amènent au début de notre histoire. »
Je m’arrête là, même si la description des vêtements et des étoffes portées par Mrs Prime (dont le nom dit assez le goût du pouvoir), et de leur influence sur son caractère, ne manque pas de sel.
Le ton est donné. Trollope me fait irrésistiblement penser à une sorte de Jane Austen mâle. Tout le roman vibre de cette malicieuse bienveillance adressée à ses personnages, fussent-ils l’objet d’un traitement satirique particulièrement soigné, comme la pauvre revêche Mrs Prime et ses satellites Miss Pucker (froncée ?) aux yeux louches et délaissée par son promis, et Mr Prong (dents de fourche^^) le pasteur évangéliste ambitieux mais non dépourvu de terrestres désirs. Comme la famille Tappitt, père, mère et leurs trois filles autour de laquelle se noue et se cristallise l’intrigue. Car depuis la mort de son associé Mr Bungall, Mr Tappitt, petit homme rondouillard et colérique, est propriétaire de la seule brasserie de Baslehurst, en ce Devonshire buveur de cidre. Brasseur de très mauvaise bière, un liquide bourbeux, indigeste au regard comme à l’estomac. Et voici que Luke Rowan (dont le patronyme signifie « sorbe », baie comestible lorsqu’elle est blette, mais terriblement âpre lorsqu’elle ne l’est pas), Luke Rowan donc, petit-neveu de feu Mr Bungall, arrive de Londres non seulement pour faire valoir ses droits sur la brasserie, mais pour y introduire de néfastes nouvelles méthodes destinées de toute évidence, non à améliorer la qualité de la bière, mais à ruiner l’entreprise.
Un jeune homme beau, décidé, entreprenant et sans détours, quatre jeunes filles – les trois sœurs Tappitt, dont le patronyme évoque le robinet (à bière ?), et leur compagne de promenade, Rachel – tout est prêt pour un conflit d’intérêts professionnels et matrimoniaux, auquel vont se greffer des dissensions religieuses et une élection à la chambre, objet de maintes spéculations et débats sur la capacité d’un candidat citadin, libéral et juif à représenter un bourg de campagne.
Le regard porté par Trollope sur ses héroïnes est surprenant de sympathie. Je l’avais déjà noté pour Miss Mackenzie. Même si l’unique horizon de leur émancipation est le mariage, ce sont des femmes déterminées, soucieuses de leur dignité et de leur indépendance, y compris dans le couple. Et telle est Rachel Ray, passée en quelques mois du statut de jeune fille insouciante à celui de cible de tous les regards, de tous les ragots, et de bien des jalousies en sa petite ville. Mais s’il y a des vipères et des colporteurs (-euses) de médisances en tous genres, il y a aussi la jeune, vive, et clairvoyante Mrs Cornbury, épouse du squire local.
« Mrs Butler Cornbury était une très jolie femme. Elle possédait le charme particulier qui est si fréquent en Angleterre, si rare dans les autres pays. Elle avait un teint éclatant, des traits réguliers, des yeux brillants et expressifs, le buste bien fait, la tête noble d’une Junon. A sa beauté elle alliait un air de simplicité qui la rendait plus attrayante encore. J’ai vu en Italie et en Amérique des femmes aussi belles peut-être qu’en Angleterre ; mais dans ces deux pays la beauté ne semble pas destinée à l’usage domestique : en Italie, elle est douce et émane du corps ; en Amérique, elle est dure et émane de l’esprit. Chez nous, elle vient du cœur, et à ce titre, elle est la plus aimable des trois. Je ne dirais pas que Mrs Cornbury fût une femme à sentiments vifs, mais le plus vif de ses sentiments était celui de la famille. Elle allait au bal de Mrs Tappitt parce qu’elle pouvait ainsi servir les intérêts de son mari, elle allait s’encombrer de Rachel Ray parce que son père [le révérend Comfort^^] le lui avait demandé, et sa plus grande ambition était de rehausser la position sociale des squires de Cornbury Grange. Elle se demandait déjà s’il ne serait pas possible qu’un jour son petit Butler siégeât au Parlement. »
Quant au romancier, il déploie sous le regard ravi du lecteur la petite scène où évoluent ses personnages, non sans intervenir ici et là - d’une simple parenthèse à la page entière - pour émettre un avis parfois narquois sur tel ou tel d’entre eux. La « Comédie Humaine » de Trollope - dont je connais si peu de chose, et il semble qu’il y en ait si peu traduit en français ! – n’a peut-être pas l’ambition de celle de Balzac, elle n’en a sans doute pas la profondeur, pas non plus la noirceur. Mais elle donne de la société victorienne un tableau vivant et piquant, et assume pleinement ce que la littérature romanesque peut avoir depuis l’origine d’étroitement lié avec « l’éducation des filles », selon les termes de Laclos. Ses héroïnes s’émancipent, et leur histoire est pour le lecteur – la lectrice – source de réflexion sur la condition des femmes, leur rôle dans la famille et dans la société. Sans être du roman militant, ni démonstratif en aucune manière, c’est donc du roman, en quelque sorte, éducatif, et son penchant facétieux n’est pas la moindre de ses vertus.
NB: La traduction, de L. Martel, 1889 (le roman est de 1863), revue par Laurent Bury qui signe aussi la préface, est excellente.
Commentaires
Avez-vous remarqué comment, dans tous les romans, lorsqu’il y a deux sœurs, la cadette est charmante, gaie, désirable, tandis que l’ainée est aigrie et terne ?
Votons pour la réhabilitation des ainées dans la littérature !
Que nenni ! Dans Orgueil et Préjugé, les deux aînées sont délicieuses, et c'est la jeune Lydia qui est imbuvable. Et dans Les Quatre filles du Dr March, (Little Women), les aînées sont l'exquise Meg et sa soeur Jo (ma préférée). C'est plutôt Amy qui est un peu une peste, au moins au début. Je suis sûre que l'on peut trouver des tas de contre-exemples, avec les cadettes ou les benjamines gâtées!
Que cela ne te décourage pas de lire Trollope !
Treize mois plus tard, je viens de lire Rachel Ray qui avait été commandé sur le champ à La Belle Lurette (ma librairie préférée à Paris). (J'aime avoir plusieurs romans en attente ("la pile à lire"!), pour saisir à l'instant où le désir bascule, celui qui m'appelle).
Je me suis régalée. "Rachel Ray", c'est la joie qui entre dans la maison et dans le cœur. Quel plaisir de la syntaxe, des personnages, et quel humour de l'auteur avec ses petits commentaires en aparté!
Merci Agnès pour ce moment de bonheur que je n'aurai jamais connu sans ton blog.
Par temps de grosses neiges et feu de bois, Trollope, c'est idéal ! Je n'en ai plus un seul à me mettre sous la dent, je crois que j'ai lu tout ce qui était édité en français et dispo à la bibliothèque. Donc tu as bien de la chance...
Tibi,
Agnès