Elisabeth Gille - Le Mirador

C’est mon amie Dominique qui m’avait parlé du Mirador, d’Elisabeth Gille, comme je lisais Suite Française d’Irène Némirovsky sous les mûriers de la terrasse de sa belle maison cévenole. Le titre attendait, au détour d’une page de carnet – mais mes carnets sont aussi en désordre que mes autres papiers - que je me décide. Trouvé l’autre jour à la bibliothèque, emprunté, lu entre hier et cette nuit. Ce sont les « mémoires rêvés », selon le sous-titre, de la jeune femme qui sourit, radieuse, sur la photo de couverture : la mère de l’autrice, Irène Némirovsky, arrêtée en 42 dans le bourg d’Issy-l’Evêque où la famille s’était réfugiée, et déportée à Pithiviers avant d’aller mourir, très vite, en Allemagne. Le titre me faisait penser à une évocation des camps. Mais ils sont absents de ce mirador  - celui d’où elle scrute le passé de sa mère perdue à l’âge de cinq ans ? – qui retrace, par fragments coïncidant avec des éclats de sa propre enfance, la vie d’Irène Némirovsky depuis son enfance à Kiev jusqu’aux derniers jours en France.

C’est un beau livre, écrit à la première personne, qui fait revivre le Kiev tout oriental des années 1900, la vie d’une enfant de la bourgeoisie russe richissime – le père d’Irène Némirovsky, banquier, transformait en or tout ce qu’il touchait – choyée par son père et sa gouvernante française, mademoiselle Rose, si aimante et perdue à tout jamais au détour de la guerre de 14, mais ignorée, dépréciée, tenue à une distance glacée par sa mère, un de ces spécimens de femme russe entièrement vouée au paraître, à la dépense, à la vie mondaine, comme on j’en ai déjà rencontré ailleurs (la mère de la comtesse de Ségur, par exemple, ou la femme de Pouchkine ?). Puis la fuite à Paris pendant la révolution, à l’adolescence – rivalité avec une mère incapable de supporter d’avoir une fille jeune et belle - et l’installation dans une autre vie, plus ouverte, et dès l’âge de 17 ans tournée vers l’écriture, et la publication ! Jeunesse dorée, vie mondaine, flirts, puis la rencontre de son mari très aimé Michel (Micha) Epstein, autre fils de banquier, et la vie conjugale et familiale, ponctuée de succès littéraires retentissants. C’est tout le début du XXe siècle européen que fait resurgir ce livre, entre intimité des familles et soubresauts de l’Histoire.

            De sa mère, Elisabeth Gille a hérité d’une plume parfois acide pour évoquer les gloires littéraires des années de l’entre-deux-guerres, et leur ralliement progressif aux plus sinistres discours antisémites. Parmi eux, Grasset, premier éditeur enthousiaste d’Irène Némirovsky, et sa folie croissante, sa servilité au régime, son ingratitude. Mais aussi la belle figure d’Albin Michel, dont voici une lettre, reçue à l’orée de la déclaration de guerre :

« Chère madame, nous vivons en ce moment des heures angoissantes qui peuvent devenir tragiques du jour au lendemain. Or, vous êtres russe et israélite, et il pourrait se faire que ceux qui ne vous connaissent pas – mais qui doivent toutefois être rares étant donné votre renom d’écrivain – vous créent des ennuis. Aussi, comme il faut tout prévoir, j’ai pensé que mon témoignage d’éditeur pourrait vous être utile. Je suis donc prêt à attester que vous êtes une femme de lettres de grand talent, ainsi qu’en témoigne, d’ailleurs, le succès de vos œuvres tant en France qu’à l’étranger où il existe des traductions de certains de vos ouvrages. Je suis aussi tout disposé à déclarer que depuis octobre 1933, époque à laquelle vous êtes venue chez moi après avoir publié chez mon confrère Grasset quelques livres dont l’un, David Golder, fut une éclatante révélation et donna lieu à un film remarquable, j’ai toujours entretenu avec vous et votre mari les relations les plus cordiales, en plus de nos rapports d’éditeur à éditée. »

Courage, fidélité, bienveillance. Belle figure d’homme et d’éditeur dont le gendre, Robert Esménard, continua après sa retraite et bravant les lois, à verser trois mille francs mensuels à l’autrice qui ne pouvait plus rien publier, puis après sa disparition, à ses filles. On y croise aussi la gouvernante d’Irène, Miss Matthews, élégante, attentive, éthéromane, puis celle des filles, Julie Dumot, ex-dame de compagnie de Sacha Guitry puis du père d’Irène, qui sut faire traverser aux deux filles la guerre et à qui elles devront, tout simplement, la vie.

            Voilà. C’est à cinquante-six ans, devenue depuis bien longtemps l’aînée de sa mère disparue, qu’Elisabeth Gille a publié ce livre, à la fois hommage et suture avec des  parents et un passé perdus.

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