Benny Barbash - My First Sony

450 pages, plus les 21 pages de lexique - car sachez qu’il y a un lexique AVANT de lire, moi qui ne l’ai découvert qu’à la fin, mais ça n’a aucune importance, puisque je vais le relire incontinent – 450 pages environ donc avalées en deux-trois jours (et la nuit aussi).
Mais de QUOI parles-tu ?  - de « My First Sony », de Benny Barbash, 1994, traduit de l’hébreu, très bien, par Dominique Rotermund, et publié chez Zulma (encore!) en 2008.

Un roman selon mon cœur. Grouillant et foisonnant et tellement sinueux que qui sait où et quand on en est de cette histoire entièrement filtrée par la conscience de Yotam (onze ans à la fin du roman), qui est gros, de plus en plus gros et flasque, et enregistre TOUT ce qu’il peut enregistrer de la vie et des conversations de sa vaste, bruyante, colérique, et envahissante, et incohérente famille juive sur son magnétophone Sony, le deuxième - le premier ayant été détruit un jour de fureur par son père.

Le mode narratif de ce roman m’a instantanément évoqué la façon dont Daniel Mendelsohn évoque celui pratiqué par son grand-père, dans Les Disparus, texte que j’ai déjà cité au moment où je l’ai chroniqué, et que je reproduis ici à nouveau tellement ça correspond  à mon impression de lecture :


« Lorsque mon grand-père racontait une histoire – par exemple, celle qui se terminait par Mais elle est morte une semaine avant de se marier – il ne recourait pas au procédé évident de commencer par le commencement et de terminer par la fin ; il préférait la raconter en faisant de vastes boucles, de telle sorte que chaque incident, chaque personnage, mentionné  pendant qu’il était assis là, sa voix de baryton déchirante oscillant sans cesse, avait droit à sa mini-histoire, à une histoire à l’intérieur de l’histoire, un récit à l’intérieur du récit, de telle sorte que l’histoire ne se déployait pas, (comme il me l’a expliqué un jour) comme des dominos, une chose se produisant après une autre, mais plutôt comme des boîtes chinoises ou des poupées russes, chaque événement en contenant un autre, qui à son tour en contenait un autre, et ainsi de suite. D’où le fait, par exemple, que l’histoire qui expliquait pourquoi sa sœur superbe avait été obligée d’épouser son cousin laid et bossu commençait, nécessairement du point de vue de mon grand-père, par l’histoire de son père mourant brutalement, un matin, dans le spa de Jaremcze, puisque c’était après tout le début de la période difficile pour la famille de mon grand-père, des années terribles qui allaient en définitive forcer sa mère à prendre la décision tragique de marier sa fille au fils bossu de son frère, en paiement du prix du passage en Amérique pour commencer une nouvelle vie, mais tout aussi tragique au bout du compte. Bien entendu, pour raconter l’histoire de la façon dont son père était mort brutalement, un matin à Jaremcze, mon grand-père devait s’interrompre pour raconter une autre histoire, celle de lui et sa famille, à la période faste, passant des vacances dans certains spas magnifiques, à la fin de chaque été, par exemple à Jaremcze, sur les contreforts des Carpates, quand ils n’allaient pas au sud mais à l’ouest, dans les spas de Baden ou de Zakopane, un nom que j’adorais. Ensuite, pour donner une meilleure perception de ce qu’était la vie à l’époque, pendant cette période dorée d’avant 1912 et la mort de son père, il repartait plus loin dans le temps pour expliquer ce qu’avait été son père dans leur petite ville, quel respect il avait inspiré et quelle influence il avait exercée ; et cette histoire, à son tour, l’emmenait au tout début, à l’histoire de sa famille à Bolechow depuis que les premiers Juifs y étaient arrivés, depuis la période où Bolechow n’existait pas encore.

L’une après l’autre les boîtes chinoises s’ouvraient, et je restais assis à contempler chacune d’elles, hypnotisé. »

Sauf que ce que Mendelsohn définit ici, c’est, selon lui, une narration « à la grecque », chose que j’avais totalement oubliée et qui m’est revenue à propos d’un roman israélien regorgeant d’histoires juives, de l’histoire des Juifs, diffractée à travers celle d’une famille polono-argentino-israelienne et en particulier, à travers  celle de la famille déglinguée d’Alma et Assi et de leurs trois enfants, Shaoul(i), Yotam et Naama. Assi est écrivain, et traverse de longues périodes d’impuissance créatrice et d’infidélité compulsive, Alma est architecte et essaie de dresser contre le chaos de leur vie quelques murs de raison et d’économies, Shaoul regarde et juge et pose des ultimatums aux adultes, Yotam regarde et enregistre et déchiffre et essaie de mettre sur le désordre et la passion les mots qui apaisent, Naama est petite et fait dans les moments les plus difficiles de spectaculaires crises d’asthme. Autour d’eux gravitent et grouillent leurs deux familles, les parents d’Alma, son père collectionneur de timbres et sa mère aimante et bafouée, qui tous deux meurent d’un cancer à peu d’intervalle et peu après avoir émigré d’Argentine, et ses deux sœurs, dont Béatrice qui est folle et persécutée et vit dans le chaos et la crasse avec ses chats. Et puis il y a Grand-père et Grand-mère – Zvi et Miriam Lazare - les parents d’Assi, de son frère aîné Adam et de son frère benjamin Nimrod devenu dans un accès de retour frénétique à la religion Abraham pour le plus grand scandale de son laïc de père, les enfants d’iceux, leurs épouses, et les amis, les voisins, les connaissances, sans parler de toute l’histoire récente voire des racines antiques du Sionisme, d’Israël, et la Pologne aussi, la Russie,  les pogroms, la Shoah et la Palestine, et ce que c’est qu’être juif, ou que recommencer une histoire, quand toute trace de celle « d’avant » a disparu.

C’est donc Yotam, 11 ans à la fin du roman, mais plus à d’autres moments en tant que narrateur rétrospectif. Un enfant donc, n’en déplaise à notre romancière nationale qui vient d’inventer le procédé. Il y avait eu ce roman de Nancy Huston, aussi, Lignes de Faille,  avec lequel j’avais ouvert, ou quasi, ce blog il y a bientôt quatre ans, j’y repense tout à coup, avec ces histoires de séquelles de la guerre de 40 sur les histoires individuelles et sur l’histoire d’Israël. Laquelle on révise (ou l’on vise, soyons honnête) de très près, mais toujours de façon très allusive d’où l’utilité du lexique pour situer précisément qui est Jabotinsky, par exemple, si important dans l’histoire personnelle du grand-père, ou ce qu’est le Beïtar, idem, ou Yesh Gvul, à l’origine de l’une des plus homériques querelles entre Alma et son beau-père.

Ce « First Sony », puis son successeur, enregistre donc pour Yotam la rumeur et les voix du monde, qu’il réécoute et déchiffre ensuite, c’est ce qui lui a permis, avec le recours au dictionnaire, d’apprendre et de comprendre en catimini l’espagnol que parlent sa mère et sa grand-mère, (mais pas celui que hurlent sa mère et sa tante Béatrice quand elles s’invectivent « sans espaces entre les mots »). C’est le lien qui l’unit profondément à son père, puisque c’est son père qui lui a offert les deux magnétophones, le second pour racheter le « meurtre » du premier. Ces enregistrements sont la première mise en ordre, par cueillette, en quelque sorte, d’un monde grouillant et incohérent. C’est à la fois un élément familier et connu de tous, et l’objet de toutes les infractions, un moyen de s’emparer des secrets des adultes, de la vie, de la mort : Yotam enregistre les souffles, celui de sa grand-mère moribonde endormie sur la terrasse, malgré la crainte qu’elle ne le voie à travers ses paupières transparentes, celui de son père un matin de bonheur familial, et le murmure de la  Mer Morte, où ont dû se déverser les éclats de rire de Grand-père, qui a « le rire le plus profond du monde ».

Il y a donc les voix restituées par le magnétophone, et les photos rangées par Grand-mère dans les albums intitulés « Notre Vie », il y a aussi les dessins sans bouches de Naama. Il y a le flux et le reflux de la mémoire, des mémoires tissées et déchirées par l’Histoire. C’est un très beau roman, dont l’harmonie (la construction) accompagne et charpente la mélodie (l’intrigue). Dont les personnages sont fermement dessinés, complexes, charnus, charnels. D’où émanent une allégresse lumineuse, et une profonde mélancolie.

Et voici une interview intéressante de Benny Barbash, qui date de 2008. Une autre ici.

Commentaires

1. Le samedi, novembre 5 2011, 23:54 par Anne d'Evry

J'ai adoré "My first Sony". La construction, outre les phrases d'une page et demi, me fait penser à une bande magnétique. On imagine l’enfant qui la fait défiler en accéléré, la rembobine, repart en avant, coupe, retourne en arrière… à la recherche du temps perdu ?
Cela donne un côté truculent à ce roman.

2. Le mercredi, février 8 2012, 12:10 par Wanda-Lou Zy

Parmi ces enregistrements, parfois que de bruits et de fureur ! J'étais contente... de ne pas avoir le son.
Ce bouquin est très attachant, j'ai bien lu dans le commentaire d'Agnès le rapprochement entre "l'enregistromanie"* de l'enfant du milieu, chronologiquement, et les photos de famille aussi peu sujettes à discussion de la grand-mère paternelle.
Les effritements sont douloureux et palpables pour les deux collectionneurs.
Au début du livre, le style est scrupuleusement enfantin, puis quelques années passent et le style prend de la gravité. Un rare témoignage, à ma connaissance, de la vie contemporaine en Israël, foisonnant et vivant.

(*) non, Agnès n'a pas commis cet affreux barbarisme, j'en assume la responsabilité

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