Bettencourt, l’autre

Les ballons

Au printemps, leurs femmes gonflent comme des ballons et s’envolent. Les maris doivent les tenir en laisse avec un cordon. A la terrasse d’un café, on les rencontre ainsi par trois ou quatre attablés, leur laisse à la main. Vingt ou trente mètres au-dessus d’eux, s’ils ont bien voulu donner de la longueur, leurs femmes sont en train de faire salon. « Amène-la, me disait mon voisin, qu’on voie un peu la tête qu’elle a. » Mais nous eûmes beau nous y suspendre à trois, rien n’y fit.

Les maris pendant cette période ont une démarche légère, leurs pieds posent à peine sur le sol. Mais, qu’arrive un mauvais plaisant qui coupe la corde, adieu la mère de nos enfants. Portée par les alizés, elle ira se perdre au-dessus des océans, dans ce domaine de rêve et de légende qui leur sert de halo. (avec la voix de Pierre Mondy)

Pierre Bettencourt -
Fumeur de pipe observé par un enfant peau-rouge
, 1969

Ecoutant, sourire aux lèvres, d’antiques émissions de France Culture  Mi-Fugue, mi-raisin (1976 !), par mon cher Bertrand Jérôme - je tombe sur une « fable » ( ? les « Fables Fraîches pour lire à jeun » ont été publiées en 1986, je ne sais donc pas quelle était la source de Bertrand Jérôme en 76, la revue Bizarre ?), puis deux, puis trois, de Bettencourt. Le nom ayant investi depuis quelques mois les ondes radiophoniques et les médias pour de fort nauséabondes raisons, un œil sur gougueule me fait découvrir l’existence d’un Pierre Bettencourt, beau-frère désormais défunt (2006) de madame-qui-défraie-la-chronique. Et la découverte en vaut la peine. Imprimeur et éditeur confidentiel pendant la guerre d’Artaud, Michaud, Ponge, il était aussi écrivain et peintre ? plasticien ?, ami de Dubuffet, auteur d’une œuvre marquée de sauvagerie et de sadisme en quelque sorte policés, apprivoisés ? Les textes sont brefs, cocasses, enlevés, étranges. Il y a une intéressante interview du Matricule des Anges en 97, où vous en découvrirez assez, je l’espère, pour avoir envie, comme moi, de pousser plus loin l’investigation http://www.lmda.net/mat/MAT01983.html .

Découverte de la Chine par une jeune souris montée sur un cheval jaune, 1969

Tel que le propose le cipM - centre international de poésie Marseille, autre découverte, sis à la Vieille Charité, magnifique ensemble architectural conçu par Pierre Puget au cœur du Quartier du Panier désormais entièrement boboïsé et par voie de conséquence ... assaini ? :-( , le catalogue est plus qu’alléchant, les titres délectables, les collaborations itou – Topor, entre autres, pour un Imbécile Heureux précieux et introuvable autrement qu’à des prix astronomiques. Jugez-en plutôt sur ces quelques échantillons

          Séjour chez les Big-Nambas, L'Instant perpétuel, 1997.
L'œuf sauvage, Pleine marge, 1997.
Après moi, le soleil, Lettres vives (col. Entre 4 yeux), 1998.
Conversations avec Dieu, Lettres Vives (col. Entre 4 yeux), 2000.
Le Roi des Méduses suivi de Vingt-quatre phrases, Virgile (col. Ulysse Fin de Siècle), 2001.
L'Océanie à bicyclette
, Lettres Vives (col. Entre 4 yeux), 2003.
Mille morts, Lettres vives (col. Entre 4 yeux), 2004.
Pierre Bettencourt / Fred Bervoets, Discours aux frénétiques ou Le bazar des confitures, La pierre d'Alun, 1996.

Voici deux autres de ces textes issus de la même émission. Transcrite d’après enregistrements, leur ponctuation est de mon cru.

Bouches d’égout (avec la voix inimitable de Michel Bouquet)

Ici, les bouches d’égout sont vivantes, en chair et sans os. Il faut voir leurs grosses lèvres lippues en bas des trottoirs que les agents balayeurs passent au rouge tous les matins. On a envie de se faire croquer par elles, je parle pour moi. Les enfants pas sages, eux, les fuient comme la peste. Cela rend nos villes si vivantes, si pleines d’entrain et appétit qu’on s’amuse à plonger dedans les jolies femmes de rencontre en les tenant bien par la taille, seules les jambes peuvent passer, et il faut voir la bouche goulue s’efforcer d’avaler tout, et la bave qui frise jusqu’au bord de la gaine comme l’écume des vagues contre la falaise ! Mais le désespoir de la bouche est si grand qu’elle ne s’y laisse pas prendre deux fois. On peut toujours lui présenter de belles jambes, ses lèvres restent obstinément pincées. On finit par marcher sans y prendre garde. Quelquefois, pourtant, la tentation est trop forte, et la bouche happe au passage une imprudente qui allait l’enjamber. Elle appelle au secours, et il ne manque pas de messieurs complaisants pour essayer de la tirer de là. Mollement, d’ailleurs, et se prodiguant en efforts apparents pour faire durer le plaisir... et la bouche qui profite du moindre faux geste pour reprendre tout le terrain gagné ! Ah ! une comédie ! Mais la belle a eu peur et elle se soulage ! On entend le glou glou dans la bouche qui, de surprise, laisse aller sa proie. Elle sort de là pieds nus, détendue, et gluante comme une algue.

 Peau contre peau (avec la voix de Philippe Laudenbach)

Les jeunes filles porc-épic chez nous font des ravages. C’est peau contre peau, dans la suprême titillation des cellules qu’elles sortent des pores leurs dards et se hérissent comme une pelote d’aiguilles, qui vous meurtrit cruellement. Même pas moyen de saisir ce cou pourtant frêle pour l’étrangler ! Vous devez vider la couche sans avoir rien accompli, cependant qu’elle rit à gorge déployée et rentrant bien vite en elle-même, vous appelle à nouveau d’une voix douce. Irez-vous ?

Petit détour apparemment incongru : Villon, Celle qui fut la belle heaulmière

(elle évoque feu son amant)

« Or il est mort, passé trente ans,
Et je remains vieille et chenue.
Quand je pense, lasse ! au bon temps,
Quelle fus, quelle devenue ;
Quand me regarde toute nue,
Et je me vois si très-changée,
Pauvre, sèche, maigre, menue,
Je suis presque toute enragée.

"Qu’est devenu ce front polis,
Ces cheveux blonds, sourcils voûtis,
Grand entr’œil, le regard joli,
Dont prenais les plus subtils ;
Ce beau nez droit, grand ne petit ;
Ces petites jointes oreilles,
Menton fourchu, clair vis traitis,
Et ces belles lèvres vermeilles ?

"Ces gentes épaules menues,
Ces bras longs et ces mains tretisses ;
Petits tétins, hanches charnues,
Elevées, propres, faitisses
A tenir amoureuses lisses ;
Ces larges reins, ce sadinet,
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedans son joli jardinet ?
 » (...)

Il est arrivé à Bettencourt de publier sous le nom de Jean Sadinet Les Plaisirs du roi, que, profane et novice encore, je n’ai pas lu. Mais il émane de ces quelques textes une sorte de sadisme  perplexe, bienveillant et gourmand que ce pseudonyme érudit et obsolète concentre à merveille.

.... « Irez -vous? »

Les images proviennent du blog Pierre Bettencourt à tire-d'aile (car les deux premiers tableaux sont en ailes de papillons), émanation semble-t-il de l'Espace Berggruen (70 rue de l'Université 75007 Paris) qui a consacré fin 2008 une exposition à cet artiste singulier et saisissant).

2 septembre : Voici qu'explorant la toile sur les traces de ce créateur qui m'intrigue et me séduit chaque jour plus au fil de mes découvertes, je m'avise qu'on trouvait déjà à son sujet un hommage aussi érudit que perspicace sur l'inépuisable blog Libellules d'Alain Garric, autrefois évoqué ici. Si ça se trouve, je l'avais déjà parcouru, et oublié ?

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