Anne-Marie Garat- Pense à demain

Pense à demain, c’est presque aussi bien que Splendeurs et Misères des Courtisanes ! Aussi démesuré dans la taille, et dans le projet. 711 pages pour ce dernier volume d’une trilogie qui aurait pu, à la manière de Zola, s’intituler Les Bertin-Galay, du nom de la famille racine en quelque sorte, dont au fil des épisodes grouillent les ramifications. 711 pages grand format, chez Actes Sud, un authentique pavé (LE pavé de l’été, je n’aurai pas le temps d’en lire un autre, tant pis pour Marcel devant qui j’ai renâclé, et qui se prête tellement moins bien à la lecture en train).

L’époque : du  jeudi 15 août au 29 novembre 1963, 3 mois et demi. Avec des flashes back qui renvoient jusqu’en 1910, époque des origines de la saga, lorsque est tourné le film Pluie ardente qui a déclenché, quelques milliers de pages plus tôt, le début de la quête de Gabrielle Demachy, héroïne de Dans la main du diable. Et des flashes forward jusqu’en septembre 2010, c’est hardi, c’est après la publication, dans le long épilogue qui enseigne au lecteur le destin ultérieur des personnages, principaux et annexes, et leur descendance.

Les personnages donc : une bonne quarantaine pour ce volume, au moins une petite centaine en tout, dirais-je. Outre la tribu Galay et assimilés, il  y a les Armand de la ferme, et, entre autres, des Hongrois, des Allemands, des Anglais – des Irlandais, aussi. Je m’aperçois que je n’ai pas chroniqué ma lecture du tome deux : L’Enfant des ténèbres, pourtant passionnant, dont Camille Galay, la « fille » de Gabrielle et de Pierre, était l’héroïne sur fond de restructuration de l’entreprise et de montée du nazisme.

C’est donc, nouveau saut dans le siècle, la deuxième génération  issue de Gabrielle, la troisième héroïne de cette saga, Christine Lewenthal, la fille de Camille et de Simon Lewenthal. Ça a un petit côté frustrant ces sauts dans le temps d’ailleurs – on quitte un personnage auquel on s’était attaché, et on le retrouve - si l’auteur ne l’a pas expédié ad patres au détour de la jointure des intrigues - comme personnage secondaire, qui a cédé le pas à des jeunots moins familiers. C’est le cas ici de Camille, passablement fantomatique, sans parler de Simon, mort, ou de Gabrielle, ancrée depuis le tome II dans son exil new-yorkais, et devenue presque une silhouette.

Place donc en ce début houleux des années 60 à la jeune génération : Antoine, le plus jeune fils de Soizic et Gaston des Armand, au volant de sa deux-chevaux, instituteur et projectionniste détaché à l’UFOLEIS - le cinéma joue, depuis le début de cette épopée romanesque, un rôle essentiel dans l’intrigue même du roman, avec le terrifiant film tourné en Birmanie sur le massacre au gaz moutarde d’une population locale, lequel film, très dégradé puis restauré à la cinémathèque, réapparaît dans ce volume entre les mains du petit-fils du journaliste Maximilien Jamais (tome I), Alexis, qui relance l’enquête ; « Qui tournait la manivelle ? », telle est sa question, une question de destin, de démiurge, qui est aussi celle du roman. Alexis, archéologue spécialiste des ostraca, ces débris de céramique qu’il s’agit d’ajuster ensemble, comme les bribes des passés respectifs des personnages, qui en savent bien moins que nous, lecteurs. Et puis, à l’orée de sa vie vacante, Christine, héritière de l’appartement grand-maternel du jardin du Luxembourg, mais non du passé qui va avec, élevée de pension en pension loin de sa mère enfouie dans le chagrin et du compagnon et protecteur d’icelle, Etienne Louvain (alias Meaulnes, alias Lange, alias Melville), fils du sensuel commissaire du tome I, juvénile et efficace espion du tome II, aujourd’hui silencieux et bienfaisant génie de la famille qu’il a adoptée pour sienne. Il y a encore Léni, la jeune Allemande intransigeante et révolutionnaire, et la cousine Viviane, une Guillemot, petite-fille de la Sophie Galay qui avait au tome I déserté la famille et le roman dans les bras du curé, abandonnant à son époux notaire et à ses deux pies-grièches de belles-sœurs leurs trois enfants ; l’aîné, Martin, le père de Viviane est député RPF, on l’a rencontré déjà au tome II, c’est un très sale type, intrigant et immoral. Elle se marie, Viviane, et son mariage est le prétexte à une grande scène « surplombante » de rassemblement des êtres et des fils de l’intrigue, qui est aussi le début du roman noir. Car la fresque historique et sociale hyper documentée qu’est ce roman repose sur une absence, celle de Simon Lewenthal, le père de Christine, disparu pendant la guerre, comme a disparu son inestimable collection de tableaux contemporains, mais, tandis qu’un invisible justicier frappe la famille de Martin, d’indices en coïncidences, Etienne mène son enquête.

Je l’ai dit, c’est grouillant et pourtant terriblement cohérent (heureusement qu’un arbre généalogique, à la fin du volume, permet de rafraîchir les mémoires), grouillant de personnages et d’univers. Ainsi celui du théâtre, à travers le personnage de Louis Personne le bien nommé : « persona », c’est le masque, et il est celui qui pour incarner tous les rôles n’est justement personne, celui que traversent les « bouches d’ombres » des auteurs et de leurs êtres de rêves et de mots :

 

Louis répète. Il tient à cette technique apprise de ses maîtres, aménagée à sa manière au fil de sa carrière, dont il a fait une sorte de rituel maniaque : chaque séance dure le temps d’un cigare, le temps de sa combustion, le temps de son épuisement naturel de cigare, et il professe que, pour apprendre le texte, il faut le défigurer. Le réduire à sa matière inepte de sons, amusicale, amorphe, aussi informe que la fumée, que la cendre, qu’il laisse tomber sur le plancher. C’est sa manière de mémoriser avant les répétitions au théâtre, avant le travail avec le metteur en scène et les partenaires, avant d’investir l’espace de la scène et commencer de jouer. L’artiste doit d’abord descendre à cette indigence, s’y astreindre, s’y perdre, incorporer le texte sans le comprendre ; ceux qui savent d’avance donnent des haut-le-cœur. Serviles, ils singent de le dire et se croient véridiques, quand c’est dans toute coercition, négation systématique d’intelligence, que peut s’embraser la beauté. Ils cèdent au public, flattent son goût scolaire de la chose sue par cœur, ingérée, évacuée. Vient-on au théâtre pour admirer les incontinents et les diarrhéiques ? Au théâtre parlent les bouches d’ombre. Inaudibles ailleurs, assassinées par le brouhaha du monde. De l’autre côté du Styx, elles murmurent. Nous ne sommes que haut-parleurs de leur beauté.

Voilà qui donne un aperçu du style lyrique, incantatoire, de ce roman, où imperceptiblement la voix glisse de la narratrice au personnage, entraînant au passage le lecteur dans le flux de ce verbe. Langue et syntaxe riches, savantes, à des années-lumière de celle d’une autre romancière encensée, que son patronyme, mais son patronyme seul, apparente aux personnages du roman, spécialiste de la phrase « crottes de bique », et qui sort semble-t-il ce mois-ci aussi son dernier opus, que je ne lirai pas. (Juste une râlerie, parce que telle je suis : A. M. Garat emploie – moins ici, dans le tome I, c’était insistant - la tournure « l’insupporter » qui M’insupporte : je sais bien que Grevisse l’entérine, après quelques illustres, mais quand même ! « être insupportable À quelqu’un » (datif), ça doit donner logiquement LUI insupporter, non ? contre « m’insupporter », où « m’ » = à moi, logique. Deuxième protestation, un personnage (Martin ?) est quelque part qualifié de « cinquantenaire* » ; non, « quinquagénaire », voilà encore un exemple d’absence d’intervention du relecteur, dont la disparition me désespère tant ! Fin de la râlerie, ce qui ne fait pas grand-chose pour les 711 pages.)

« C’est bien, Anne-Marie Garat ? m’a demandé, sceptique, surprise, une mienne amie. - Je veux, et vas-y voir, quand on y a mis le nez, il est bien difficile d’en sortir ! ». D’autant que l’inspecteur Verlaine, sollicité pour enquêter sur une mystérieuse double mort familiale, sort d’un autre roman d’elle, István Arrive par le train du soir (la Hongrie, encore...). Si la bibliothèque est équipée, mes lectures  à venir sont toutes trouvées.

« Trilogie romanesque d’une ampleur et d’une ambition rares dans le paysage littéraire français contemporain » conclut la quatrième de couverture. Indéniablement. Qui émane d’une imagination puissante et féconde, et d’une plume qui revendique de « raconter  des histoires ». Qui hardiment, après nouveau roman et littérature minimale, nombrilique ou constipée, assume de tisser en une trame mouvante et chatoyante une vaste fresque où, sur fond d’Histoire sociale et politique, se nouent du XXe siècle à aujourd’hui les destinées d’individus incarnés, habités de désirs, de rêves et de fantômes. 

Et où aller dont la terre ne soit pas abreuvée de cadavres, cataclysmes, insurrections, guerres, épidémies, charniers, désastres nucléaires, exterminations, génocides.

Tous ces morts, leur infinie cohorte, où les enterrer, leur donner dignité de sépulture afin qu’ils ne nous tourmentent plus de leur plainte ? où les accueillir sinon dans le langage, où les assujettir à une conscience sinon dans celle du récit, les faire entrer dans une histoire où ils prendront place et se tiendront debout, les faire exister en fiction, c’est-à-dire en imagination, cette pitié et cette gloire de l’esprit, pour les faire apparaître, et disparaître, apaiser leurs offenses et nommer leurs crimes ? Cette allée mentale est tellement encombrée, par où commencer, le travail est immense, où donc est l’ingénieur de ce chantier ? Je pars à leur recherche, qui partira à la mienne ?

Ou le roman comme « tombeau » et comme souffle de l’histoire, plus que jamais, aujourd’hui et demain.

* Ah ben non, tiens, en fait. L'emploi est rare, mais attesté. Mea culpa.

Commentaires

1. Le jeudi, septembre 22 2011, 23:51 par Patrick Civade

Bonjour,

C'est avec plaisir que j'ai lu Dans la main du diable, et que j'ai donc acheté la suite en Babel L'enfant des ténèbres. Hélas l'arbre généalogique est faux dans ses dates de naissance. Page 555 du premier volume édition Babel, Daniel dit avoir 5 ans de plus que son frère, Pierre. Or dans l'arbre généalogique, ils sont nés en 1877 et 1879 soit 2 ans de différence. J'avais moi même, en lisant le 1er volume établi cet arbre et y avais porté les dates de naissance en fonction des éléments de lecture. Et j'ai constaté bien d'autres erreurs.
Je vous remercie de me tenir informé de ces erreurs.

Salutations distinguées.

Patrick Civade

2. Le vendredi, septembre 23 2011, 19:53 par Agnès

Merci de votre Intervention. Pour ma part, je n'ai certes pas eu une lecture aussi minutieuse, et ne saurais apporter en quelque manière de l'eau à votre moulin. Anne-Marie Garat a, je crois, un site. Peut-être pouvez-vous la contacter ? C'est ce que l'on appelle une inadvertance d'auteur!

Cordialement,

A.O.

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