Anne-Marie Garat - Dans La Main du Diable

Impossible de résumer les 1270 pages en ''Babel'' de ce PAVÉ, que j’ai lu d’une traite, au fond de mon lit de douleur en ponctuant ma lecture de quintes de toux, dans une histoire où il est question d’épidémies de typhus…. Il m’avait été recommandé ici-même par Bergamote, merci à elle, il est tombé à pic en une période où je n’avais guère de goût à lire… ou guère de livres à goût ?
Donc : c’est une histoire d’un romanesque échevelé, dont l’héroïne, ''Gabrielle'', jeune femme mi-hongroise mi-française, a été élevée à Paris dans un esprit d’indépendance par sa tante Agota et sa nourrice Renée, dite Ninette. Habitée depuis toujours par l’amour de son ténébreux cousin Endre, disparu 5 ans auparavant, elle se lance sur ses traces à l’instigation d’un mystérieux et machiavélique prétendu petit employé du ministère de la guerre, où sa tante et elle ont récupéré les misérables effets du jeune homme, avec l’annonce de sa mort. L’enquête de Gabrielle l’amène à se présenter comme institutrice au sein d’une riche famille bourgeoise, les Bertin-Galay (alliance de grande bourgeoisie biscuitière et d’aristocratie rurale et esthète), menée d’une main de fer par Mme Mathilde, la douairière. Gabrielle a été embauchée pour s’occuper, dans la maison familiale isolée aux alentours de Paris, de Camille dite Millie, pauvre petite chose orpheline de mère, méprisée par le reste de la famille, et fille du docteur Pierre Galay, un immunologiste réputé dont la route a dû, autrefois, croiser celle d’Endre en Birmanie, et qui semblerait en savoir long sur sa mort.

Il y a donc les quatre enfants Galay et leurs familles, le père, Henry de, toujours en voyage à travers le monde et collectionneur d’objets rares, la nombreuse et pittoresque domesticité du Mesnil, le monde artiste et cosmopolite fréquenté par Gabrielle et son excentrique amie, la pianiste Dora, il y a le Paris de la zone et celui de la Halle, des ouvriers et des grèves, celui des concerts et des tournées et celui du cinéma, industrie du rêve à laquelle se voue l’un des fils, Daniel, débordant et généreux, il y a le Paris des espions et celui de la Rousse, où le commissaire Louvain, sensuel, abrupt et perspicace, fait particulièrement bonne figure. Il y a l’Institut Pasteur et ses savants, saints laïques voués aux progrès de la médecine et de la Société, il y a des anarchistes et des ligueurs, des trains, des tramways, des tilburys et des vapeurs, des balades à pied et à cheval, des formules chimiques et des lanternes magiques…
et il y a la musique : celle jouée par Gabrielle au cours des soirées du Mesnil, pour apprivoiser Millie, puis charmer toute la maisonnée, Debussy, Ravel ou le ragtime, celle de Dora, concertiste réputée, il y a le Lac des cygnes et Stravinsky, et surtout, en basse continue, la musique de toute une littérature : on croise Apollinaire, Proust (un jeune homme aux yeux cernés trop chaudement vêtu pour ce printemps 1914) et un esthète vieillissant fasciné par un bel adolescent blond à l’Hôtel des Bains, la musique des romans d’espionnage ou des romans noirs de la fin du XIXe et celle de leurs adaptations au cinéma, celle des romans naturalistes de Zola, mais surtout Alain-Fournier, dont tant de scènes, chez ces « Galay », évoquent Le Grand Meaulnes, et Aragon, romancier et poète, celui des Beaux quartiers, d’Aurélien et des Communistes, celui des poèmes, dont des vers entiers ponctuent la longue coda qui clôt le roman, évoquant le destin à venir des personnages. On quitte donc en ces tout débuts de la guerre Millie blottie contre Gabrielle sur le pont d’un bateau en partance pour l’Amérique. Mon bateau partira pour l’Amérique / Et je ne reviendrai jamais…

Eh bien si. Il y a une suite à ce roman torrentiellement lyrique, cette descente aux Enfers d’une Eurydice naïve en quête de son Orphée. Cela s’appelle L’Enfant des ténèbres. C’est un autre pavé. On y retrouvera Millie, adulte, que les dernières pages nous montrent regardant avec celui qu’elle épousera les photos à demi-effacées de la dernière fête au Mesnil, juste avant la déclaration de guerre, cette guerre dont l’ombre portée obscurcit même les pages les plus lumineuses de ce beau roman plein de voix familières.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Fil des commentaires de ce billet