Doppler - Erlend Loe

Commençons par râler un coup.
« Cela le répugne. Si ça le chante. J’aime qu’ils ne le savent pas (celui-là fait même tiquer mon correcteur orthographique). La réalisation cinématographique est bien la dernière chose à laquelle je dois m’attacher… Bongo et moi y vivions un équilibre sans se donner des avis »….
Et aussi : « Ma sœur estimait que nous ne devions pas nous soustraire à cette volonté, et pourtant nous nous y sommes pliés » ??? Où est l’opposition ? cette phrase n’a PAS de sens !

C’est à se demander s’il est bien nécessaire que les traducteurs signent leurs traductions. Oui, je sais, M. de Gouvenain, directeur de la collection Actes Noirs chez Actes Sud, dira que ce genre de relevé mesquin vise à flinguer ceux qui se décarcassent à faire connaître les littératures du Nord au public français*. Peut-être, mais j’ai des doutes. Pour ma part, je ne vois pas en quoi cela sert les littératures traduites que leurs traducteurs maîtrisent plus ou moins mal la langue d’arrivée – que ça ne sert pas non plus, si je puis me permettre. Ni le lecteur un peu exigeant – désolée - que ça fait sursauter.
En fait, il serait temps que je l’écrive, c’est TRÈS bien, Doppler, d’Erlend Loe – au demeurant chez 10/18, après Gaïa. Amusant, excentrique, stimulant, roublard, logorrhéique, enlevé.

Seulement, à le lire, outre les soubresauts grammaticaux ou syntaxiques ci-dessus mentionnés, on se demande dans quelle langue ç’a été écrit : on y trouve pêle-mêle des subjonctifs imparfaits de concordance des temps avec des termes totalement désuets comme « loustic », ou des expressions qui sentent le traducteur automatique : « sa vie était à cet instar » ??? Problèmes de traduction, et sans doute de salaires des traducteurs, auxquels s’ajoute le sempiternel problème de la disparition des relecteurs. Les bouquins coûtent la peau des yeux et on ne peut même pas espérer s’étirer à l’aise dans un texte fluide. Tant pis pour les ronchons, mais ça va mieux en le disant.
Doppler, donc. Un type tout seul – au début – dans sa forêt sur les hauteurs d’Oslo. Sous la tente, avec son duvet et quelques ustensiles, de novembre à mai (2003-04 ? il y est question de la troisième guerre d’Irak). Depuis sa chute de vélo, sur le dos dans la bruyère, face au ciel et aux ramures, il a à la fois perdu toutes les obsessions qui lui colonisaient l’esprit (sa salle de bain, les scies musicales des émissions de télé favorites de son fils Gregus, qu’est-ce qu’elles prennent, les émissions de télé enfantines !) et reçu de plein fouet la conscience de la mort de son père, un étranger qui, dans les six derniers mois de sa vie, photographiait des cuvettes de WC et autres pissotières urbaines ou naturelles. D’où le départ pour la forêt, dont il se sent devenu une part intime.
Le roman conte, par la voix de Doppler, en une sorte de vaste courant de conscience, ses aventures et mésaventures d’homme des bois, père et mari en rupture de ban, cambrioleur occasionnel de pots de confiture, devenu le père ? la mère ? le maître ? de Bongo le jeune élan dont il a dû tuer la mère.
Excentrique au sens propre du terme, Doppler aimante, outre son jeune fils Gregus, quelques spécimens tout aussi toqués que lui, comme Düsseldorf, autre fils endeuillé, qui reconstitue dans son salon la ville de Bastogne au soir de Noël 44, au moment précis où son père y a perdu la vie, ou « le mec de droite » avec son chien. Mais au-delà des anecdotes loufoques et des rencontres bizarres, le monologue de Doppler propose une misanthropique et érudite réflexion sur la condition humaine aujourd’hui, entre vie civilisée – « la repoussante douceur de la vie norvégienne » - et nature sauvage, entre homme(s) et bête(s). « Tout ce qui est humain m’est étranger », proclame Doppler qui a lu Térence, comme il a lu Harriet Beecher Stowe, à l’origine d’un des jeux de mots les plus marrants du bouquin (ça donnait quoi, en norvégien ?)

«- Il lui manque une case, à l’oncle Tom.
  - Il lui manque peut-être une case, mais il a un beau chalet. » ^^

Ce dialogue entre Gregus et son père clôt l’un des chapitres. Ce qui m’amène à une hypothèse concernant le goût (grand)-paternel pour les cuvettes de waters : j’y verrais bien un jeu de mots bilingue sur le nom de « Loe », si tant est que cela se prononce comme l’anglais « loo », les waters, justement. Je n’ai aucune notion de norvégien, donc je livre la chose avec des pincettes. Mais ce n’est pas si absurde que ça : car le cœur de ce roman est sans doute une réflexion sur ce qu’est la filiation, et en quoi elle fonde une trace de soi (scatologie comprise). C’est la mort du père qui entraîne le départ dans la forêt, et si Doppler a une fille (timbrée, elle aussi, passionnée de Seigneur des anneaux au point de parler elfique, et de doter son père d’un nom dans cette langue), Nora, comme l’héroïne d’Ibsen - la mère a un penchant pour surcharger les prénoms d’intentions – si Doppler a une fille donc, c’est pourtant autour de la question du père, et du rapport père-fils que se constitue sa quête, et qu’il célèbrera pour le sien, en compagnie de Gregus, Bongo et Düsseldorf, à sa bizarre et expansive manière, un hommage funéraire extravagant.
Entre Rabelais et Paasilina (j’ai pensé en lisant Doppler à La Cavale du géomètre), ce petit roman est un vrai plaisir de lecture. Merci, Carole, qui me l’offris !

* Voir la polémique dans Bibliobs au sujet des innombrables atteintes à la langue française qui ponctuent la traduction de Millénium, à laquelle j’avais moi-même réagi ici. Il faut dire que M. de Gouvenain a co-signé la même année plus de mille pages de traduction !

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