Milena Agus : Mentre dorme il pescecane - Quand le requin dort

J’adore les romans de Milena Agus. Ses « histoires », comme dit son héroïne. Aussi foutraquement bâties que les personnages qu’elles mettent en scène, avec cette sorte de passion des êtres et des mots, et ce sens du récit vocal qui est sa marque puissante, irrésistible. Quasi personne n’a de nom, à part Biagio le chien du vétérinaire et ses nombreux compagnons. Il y a « papa » ou « mon père » qui se voue à sauver le monde, « maman » toute de guingois avec ses robes à fleurs qui pendent, sa passion de la splendeur du monde qu’elle transpose dans ses toiles ou dans le délire de fleurs dont elle a couronné l’immeuble, « ma tante » avec « ses seins et son corps bouleversants », « ses jambes interminables », ses cheveux mousseux et ébouriffés et l’interminable kyrielle de ses fiancés toujours en-allés, et « mon frère », qui ne cesse de jouer au piano « ces malheureux grands déjantés de Beethoven et compagnie ». Il y a la grand-mère aussi, qui essaie de mettre un peu d’ordre et de raison, en mots tout au moins, dans sa famille qui s’en va à vau-l’eau de tous les côtés, car tous sont des rêveurs, tous épris d’absolus, dieu ou l’amour, le grand, le vrai, l’unique, ou la liberté, ou le chagrin….
C’est la famille Sevilla-Mendoza, sarde, malgré les apparences, et il y a aussi Mauro De Cortes, le fiancé épisodique de la tante, qui aime à la passion la mer, et qui est bon. Et puis il y « lui », qui « ne voit autour de *lui* que des connards puants », selon qui nous sommes « faits de pisse et de merde», et qui s’emploie à en faire la matière même de sa relation avec la narratrice, une toute jeune fille (elle est au lycée) au cœur aussi perplexe et bancal que les héroïnes des histoires précédentes, qui sont en fait les suivantes puisque ce roman-ci a été le premier publié en Italie.

Je savais, parce qu’on me l’avait dit, que la dimension sado-masochiste y tenait une grande place, et c’est pourquoi j’avais tardé à le lire, quelle idiotie ! pas plus grande que d’habitude et toujours aussi bizarrement « naturelle » dans son évocation, sauf que là, le « sardo-maso » ( :-D le mot est de Mauro De Cortes ) est vraiment un sale type – mais on ne fait quasi qu’entendre sa voix amère -, et que c’est une toute jeune fille égarée qui en est la « victime ».
Il y a des chapitres longs et d’autres minuscules, un temps discontinu avec de grandes lacunes, des épisodes abrupts, des amoureux qui entrent et qui sortent, le désespoir et la passion, les tempêtes et les bourrasques, celles de la vie, celles de la mer. Et le rire aussi, car j’ai pouffé à maintes reprises :

La famille de mon petit ami est stéréophonique.
À la porte arrivent les cinq chiots en grande forme :
‘‘Souhaitez bon Noël à votre sœur.
– Ma grand-mère vous envoie ces petits gâteaux qu’elle a faits et moi j’ai ça pour tes petites sœurs, le Journal d’Anne Franck, à leur âge, je le lisais sans arrêt.
– Très bien mon trésor, mais "Si c’est un homme" aurait été parfait aussi. Pour entretenir la gaîté, à leur âge.
– Ce n’est pas triste, c’est plein d’espoir.
– Bien sûr, mon amour, ne t’en fais pas. De toutes façons, ici, personne n’y fera attention. Tout le monde se jettera sur les gâteaux’’

Quand au requin – Mentre dorme il pescecane, moi j’aurais traduit « Tandis que (ou pendant que) dort le requin », en gardant l’inversion et l’effet de durée que suggère « mentre », mais on ne m’a pas consultée – c’est celui de Jonas, dont le ventre est tout encombré de babioles rescapées de la guerre atomique qui avait sévi dehors. Et il s’agit d’en sortir pendant qu’il dort, pour aller voir, dehors, ce qu’il y a sur le sable et dans « le courant délicat de la mer ».
La vie. Tellement compliquée. Mais sauvée aussi (au moins) par ces histoires habitées - c’est ce qui les rend si précieuses - par le sens du miracle.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Fil des commentaires de ce billet