La Messe de l'athée
Par Agnès Orosco le dimanche, janvier 31 2010, 22:36 - Littératures française et francophones - Lien permanent
C’est l’une des plus belles nouvelles de Balzac, selon moi. Intrigante, dès son titre – qui offre en outre à l’amateur un riche vivier de contrepets possibles et néanmoins honnêtes : la masse de l’étai, la tasse de l’aimé, les tasses de la mée… :-( - provocant, paradoxal, comme l’histoire qu’elle conte. Le héros en est Desplein, le grand chirurgien et maître de Bianchon, lequel joue d’ailleurs dans cette histoire le double rôle d’enquêteur et d’inquisiteur. Entre 1823 et 1830, le jeune médecin observe trois fois son maître, athée militant devant l’éternel, se coulant dans l’église Saint Sulpice pour s’y abîmer devant l’autel de la Vierge, lisez plutôt :
« Un jour, en traversant la place Saint-Sulpice, Bianchon aperçut son maître entrant dans l'église vers neuf heures du matin. Desplein, qui ne faisait jamais alors un pas sans son cabriolet, était à pied, et se coulait par la porte de la rue du Petit-Lion, comme s'il fût entré dans une maison suspecte. Naturellement pris de curiosité, l'interne qui connaissait les opinions de son maître, et qui était Cabaniste en dyable par un y grec (ce qui semble dans Rabelais une supériorité de diablerie), Bianchon se glissa dans Saint-Sulpice, et ne fut pas médiocrement étonné de voir le grand Desplein, cet athée sans pitié pour les anges qui n'offrent point prise aux bistouris, et ne peuvent avoir ni fistules ni gastrites, enfin, cet intrépide "dériseur", humblement agenouillé, et où ?... à la chapelle de la Vierge devant laquelle il écouta une messe, donna pour les frais du culte, donna pour les pauvres, en restant sérieux comme s'il se fût agi d'une opération.
- Il ne venait, certes, pas éclaircir des questions relatives à l'accouchement de la Vierge, disait Bianchon dont l'étonnement fut sans bornes. Si je l'avais vu tenant, à la Fête-Dieu, un des cordons du dais, il n'y aurait eu qu'à rire ; mais à cette heure, seul, sans témoins, il y a, certes, de quoi faire penser ! »
C’est une réflexion, hardiment menée, sans graisse ni temps morts, sur la singularité ou l’universalité du génie, sur la bonté et la reconnaissance. Le personnage singulier et excentrique de Desplein a été inspiré par Dupuytren (Dupuy, dans une première version du texte), d’où sans doute la présence dans la nouvelle des porteurs d’eau auvergnats, objets d’une bienfaisance particulière de la part du chirurgien (la maladie dite de Dupuytren, dont il n’est pas question ici, affectait particulièrement les porteurs d’eau). Sommé par son disciple et ami Bianchon de s’expliquer, Desplein conte un épisode fondateur de sa jeunesse misérable.
« Enfin, à sept ans de distance, après la révolution de 1830, (…) quand l'Incrédulité, côte à côte avec l'Emeute, se carrait dans les rues, Bianchon surprit Desplein entrant encore dans Saint-Sulpice. Le docteur l'y suivit, se mit près de lui, sans que son ami lui fît le moindre signe ou témoignât la moindre surprise. Tous deux entendirent la messe de fondation.
- Me direz-vous, mon cher, dit Bianchon à Desplein quand ils sortirent de l'église, la raison de votre capucinade ? Je vous ai déjà surpris trois fois allant à la messe, vous ! Vous me ferez raison de ce mystère, et m'expliquerez ce désaccord flagrant entre vos opinions et votre conduite. Vous ne croyez pas en Dieu, et vous allez à la messe ! Mon cher maître, vous êtes tenu de me répondre. »
Quant à moi, je ne vous en dirai pas plus. Allez-y voir. En un douzaine de pages, les deux médecins et le porteur d’eau Bourgeat ressuscité par le récit de son protégé d’autrefois (et par la transcription de l'accent auvergnat... Ah, Balzac et les accents !) acquièrent bien plus d’humanité et d’épaisseur que le falot Victurnien d’Esgrignon dans un roman entier. C’est une belle histoire à la chute sibylline, pas si éloignée dans ce qu’elle suggère du propos de L’Envers de l’Histoire contemporaine.
Scène de la vie privée, au demeurant, après avoir beaucoup voyagé dans le lacis de l’œuvre.