Balzac - L'Envers de l'Histoire contemporaine

Il y en aura peut-être pour détourner la tête ou pour pincer les lèvres. Car les très nobles héros de ce roman – nobles par le cœur, sinon tous par le sang – sont animés par une intense charité chrétienne, qui les pousse à secourir dedans Paris les êtres et les familles qui leur ont été signalés par leurs « Visiteurs », médecins appointés dans chaque arrondissement pour cette tâche. Bref, un roman édifiant ( ?), dominé par la haute et sereine figure auréolée de cheveux blancs de madame de La Chanterie en son hôtel de la rue des Marmousets. Édifiant, peut-être. Mais même si le héros, Godefroid, jeune viveur désabusé en quête d’une vie nouvelle, manque un peu d’épaisseur, il y a dans cette histoire en deux volets, qui est aussi un roman d’apprentissage et d’initiation, la dimension d’un roman noir, qui relie l’époque de la Monarchie de Juillet à la période révolutionnaire et à l’Empire. « L’Envers de l’Histoire contemporaine », titre apparemment théorique qui m’a longtemps détournée de cette lecture, c’est me semble-t-il, sa face cachée, tout ce qui persiste dans la vie publique et dans les histoires privées, voire les consciences, des bouleversements inouïs apportés par la Révolution et par l’Empire. Du sang, beaucoup de sang, des coups-de-main, des procès, et des têtes coupées, qui obsèdent et possèdent les personnages de cette histoire, presque tous réduits à des prénoms. Outre Godefroid, il y a M. Nicolas, frère du héros des Chouans, - car l’histoire souterraine de madame de La Chanterie est liée à un épisode des guerres chouannes, celle des « Chauffeurs de Mortagne » -, M. Alain, qui est l’un des principaux narrateurs des récits enchâssés dans le récit principal, et l’étrange M. Bernard, objet du secours de la compagnie des Frères de la Consolation, austère juriste ruiné qui vit misérablement dans un garni sordide en compagnie de son petit-fils et de sa fille atteinte d’une étrange maladie nerveuse. Privée de l’usage de ses jambes, et parfois de ses bras, sujette à des accès d’aboiements, toujours couchée, hors du monde et du temps, Vanda de Mergi vit recluse et environnée de fleurs rares dans une chambre luxueusement meublée où la contiennent son père et son fils. Dévoreuse de romans, passionnée de musique, presque désincarnée, elle se réduit à une voix céleste qui suggère assez le lien obscur qu’entretient son histoire avec celle de Mme de La Chanterie.

Je n’en dirais pas plus, pour ne pas vendre la mèche. Mais ce roman est étroitement tissé avec le reste de « La Comédie Humaine » par le jeu des personnages récurrents, fussent-ils seulement mentionnés dans les récits enchâssés. On y rencontre ainsi l’infâme baron des Tours-Minières, gendre de Mme de La Chanterie, qui n’est autre que le policier Contenson, si actif dans un autre roman très noir, « Splendeurs et Misères des courtisanes », ce qui justifie aussi le classement de ce roman dans les Scènes de la Vie Politique. Le juge Popinot aussi, qui, quoique mort, est mentionné à plusieurs reprises comme l’un des fondateurs de l’ordre de la Consolation, lui que le lecteur balzacophile connaît bien pour l’avoir rencontré, atteint d’un rhume aux insondables conséquences, dans « L’Interdiction », cette nouvelle cruelle où Bianchon met en garde Rastignac contre son désir de courtiser Mme d’Espard. Mon édition bien-aimée de Balzac dans feue « l’Intégrale » au Seuil – reliure de tissu rouge, double colonne - déplore l’incohérence du texte, son côté « roman à thèse » un peu rose, qu’elle attribue à un Balzac épuisé (la fin du roman a été écrite à Wierzchownia, chez Mme Hanska future Balzac fin 47, début 48) et en mal de création. Je ne suis pas d’accord. Cette histoire de « Frères de la Consolation » offre un pendant mystique et auréolé de bonté et de prière aux lugubres épisodes de « l’Histoire des Treize ». Elle inscrit donc aussi le bien et une foi sincère au cœur du drame humain, ça repose de « La Cousine Bette » et de la fin réelle et si intensément sinistre de Balzac lui-même ! et s’il y a, entre autres dans l’épisode final, une dimension puissamment mélodramatique, l’ensemble ne manque pas de grandeur. Quant à Vanda, son personnage pose à mon avis de façon aiguë le lien entre névrose (hystérie ? il doit y en avoir une bonne dose, quand même), histoire familiale et Histoire tout court, maux de l'âme et maux du corps. Passionnante création, géniale intuition.

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