Joseph Boyden - Les Saisons de la solitude

L’un des grands plaisirs de la lecture, c’est la clandestinité. Ces moments soustraits au cours ordinaire des journées ou des nuits, où l’attraction du livre, fût-il resté à l’étage sur la table de nuit, devient si forte qu’on laisse pour lui la préparation du repas, le paquet de copies entamé, ou, en plein réveil nocturne intempestif, le désir de se rendormir pour se réveiller fraîche le lendemain. On plonge, en s’accordant tout au plus un quart d’heure ou une demi-heure, et quand on lève le nez, le repas n’est pas prêt bien qu’il soit l’heure, les copies attendront le lendemain, ou bien le jour se lève et il est grand temps de filer. Remords et plaisir, et sans doute, plaisir parce que remords. Quand j’étais élève, je lisais en cours. Je me suis fait surprendre un jour en grec (nous étions moins d’une dizaine), plongée dans un Zola (c’était ma phase Rougon-Macquart enfilés à la queue-leu-leu) : "Agnès O, levez-vous". Naturellement le livre est tombé (L’Argent ? Le Ventre de Paris ?). Le savon a été du genre glacial, ce sont les pires. J’ai continué, ailleurs qu’en grec.
Ma dernière lecture volée, c’est  Les Saisons de la solitude, le dernier roman de Joseph Boyden, dévoré avec d’autant plus d’ardeur que je l’avais égaré pendant trois bonnes semaines, intense frustration. Je l’ai donc repris où je l’avais laissé, au tiers, puis j’ai relu presque tout l’ensemble. Autant dire que je reste une fervente lectrice de ce jeune auteur canadien, dont j’ai chroniqué ici les deux autres œuvres publiées, Le Chemin des âmes, puis le recueil qui l’avait en fait précédé chronologiquement Là-haut vers le nord. Au passage, aucun des trois titres n’est traduit littéralement. Celui-ci, c’est Through Black Spruce (À Travers les épicéas noirs ?). Ce qui apparaît à sa lecture, c’est que Boyden est en train de faire de son œuvre une fresque, une saga, que faut-il dire ? en tout cas, les deux héros, les deux voix de ce vaste roman sont Will Bird et sa nièce Annie, c’est-à-dire le fils et la petite-fille de Xavier Bird, « X », le héros du ''Chemin des âmes'', dont le fusil de tireur d’élite, enveloppé d’une couverture, est aussi l’une des voix mineures du roman. On croise aussi, page 92 exactement, le jeune Crow brûlé après avoir mis le feu à la maison de sa tante : c’est le personnage principal d’une des dernières nouvelles de Là-haut vers le nord, ''White-spirit'', une de celles qui réunissent et structurent toute la dernière partie. L’œuvre de Boyden se construit donc dans un souci affiché de cohérence, tissant à l’intérieur de chaque œuvre et entre les œuvres un réseau d’échos et de correspondances qui donnent au lecteur le sentiment d’une familiarité croissante avec cet univers et ses personnages.

Commençons par une réserve : il y a dans la construction comme dans le thème de ce second roman une parenté peut-être trop insistante avec celle du premier : comme son père Xavier réduit au mutisme total par la guerre et la morphine, et dont la voix que nous lisions n’était qu’une voix intérieure, celle de Will est la voix, adressée à ses nièces, d’un homme plongé dans le coma à la suite d’une agression très violente. À cette voix, la première à apparaître dans le roman, répond chapitre après chapitre celle de sa nièce Annie, revenue parmi les siens après un long voyage vers le sud -Toronto, Montréal, puis New York – à la recherche de Suzanne, sa jeune sœur disparue. Comme Niska (l’oie, en cree) autrefois pour Xavier, Annie conte sans relâche à son oncle Will sa quête de Suzanne à travers l’univers inquiétant et fascinant des grandes villes du sud, pour le tenir attaché à la vie, et parce que c’est autour de la disparition de Suzanne que s’est déchaînée la violence qui a eu raison de Will. Le procédé a quelque chose de systématique, et de trop régulier, qui a un peu gêné mon goût de la belle forme inventive. À cela s’ajoute l’usage quasi exclusif du présent, pour évoquer des faits remontant à divers degrés de passé. Ainsi dans un même chapitre Annie peut-elle conter son présent de trappeuse dans l’hiver du Nord avec son ange gardien Gordon, alias Silence, un indien ojibwé muet rencontré dans la jungle des villes et qu’elle a ramené à Moosonee, et divers épisodes successifs de ses aventures à Montréal ou à New York, dans le monde agité et étincelant des top models, des DJ, des soirées branchées et de la drogue. Je n’ai pas le souvenir d’un tel procédé dans Le Chemin des âmes, et j’ai déjà noté à maintes reprises combien cette pratique sans doute héritée du cinéma me mettait mal à l’aise, face à un effacement de la profondeur et de la complexité chronologique qui me désoriente. S’il ne dit rien de cet usage lancinant du présent, Joseph Boyden justifie en revanche son recours réitéré à l’entrelacement des deux voix comme nécessité des membres du clan Bird à s’entretenir avec les leurs lorsqu’ils se sentent menacés par le reste du monde, et comme moyen d’offrir une perspective plus large et un jeu d’échos qui s’étend toujours plus au fil du roman.

Mission accomplie de ce côté-là. Parce que, mes réserves faites, je n’irai pas, à l'instar du critique du Washington Post, voir quelque faiblesse dans les parties urbaines du roman, censées manifester de manière stéréotypée un complexe canadien à l’égard des USA perçus comme le grand Satan. J’ai dévoré ce roman, fascinée par la justesse humaine des récits, tant dans l’évocation de la lente déchéance de Will le casse-cou devenu presque une épave après l’incendie qui lui a arraché les siens, que dans le récit des découvertes urbaines d’Annie peu à peu dévorée par l’image scintillante de sa sœur en qui elle s’est en quelque sorte coulée au point de se substituer à elle. Expérience émerveillée de la splendeur nocturne de la ville perçue du haut des gratte-ciel à travers une vision exacerbée par l’ecstasy, ou de la beauté mobile et changeante d’un paysage d’île arctique du haut d’un avion de tourisme, sentiment aigu des corps souffrants ou pleins de vie, complexité des relations entre les êtres et entre les générations, haine et amour, amitié et tendresse, violence et douceur… l’un vers le nord, l’autre vers le sud, Will et Annie accomplissent tous les deux une expérience initiatique extrême qui les rapproche l’un de l’autre comme en écho, et, une fois encore, les conduit tous deux vers une issue. Car il y a dans les romans de Joseph Boyden, malgré toute la noirceur des êtres et des destins, une vitalité puissamment optimiste, qui donne, entre autres, toute sa force au personnage silencieux de Gordon, le très charnel ange gardien d’Annie.
Si Le Chemin des âmes était un roman historique, et celui-ci un roman contemporain, on n’y sent pas moins tout le poids de l’Histoire. Les personnages, indiens ou métis, sont dans leurs faiblesses, leurs addictions à l’alcool ou à la drogue, leur misère, le fruit de la brutale conquête et de l’asservissement subséquent - y compris par les mesures sociales qui leur ont été accordées - accomplis par les blancs. La question se pose de la place que ces cultures, qui ne sont pas mortes, peuvent jouer dans le monde contemporain. Ce que fait entendre Joseph Boyden, écrivain canadien d’origine mi-ojibwé mi-irlandaise enseignant à la Nouvelle-Orléans après avoir sillonné en nomade le continent américain, c’est une voix d’ « indien » d’aujourd’hui, métis, nourri comme il le dit lui-même de mythe et d’Histoire, d’études classiques et de récits oraux, qui laisse parler en lui dans une forme romanesque conciliant tradition occidentale et tradition orale les voix de ces indiens en quête d’eux-mêmes et de leur place dans le monde et dans les livres.

« It seems I’m a bit of a split personality, a combination of my father and my uncle Erl. I have my father’s responsibility and my uncle’s belief that the world is to be travelled. I split my life between the Gulf of Mexico and the gulf of the Arctic. I write and I teach writing. My heart is part Irish, part Ojibwe. I’m a Canadian in America. I’m grounded by history, and I am inspired by legend. I’m part my father, part my uncle. I am a father to my son, Jacob, and I am a writer ».

En attendant, on le trouve dans le « Penguin reader’s guide » passionnant qui conclut l’édition canadienne de poche, http://www.penguin.ca/static/cs/cn/0/bookclub/readingguides/guides/ThroughBlackSpruce_RG.pdf ce volume ne clôt pas la saga, car, dit Joseph Boyden, « pour ce qui concerne le dernier volume de la trilogie, les personnages ont déjà commencé à murmurer en moi ».
Tendons l’oreille, et attendons.
http://www.josephboyden.com/

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