Alan Bennett – La Reine des lectrices (Denoël et d'ailleurs)
Par Agnès Orosco le lundi, juin 29 2009, 12:27 - Littératures anglophones - Lien permanent
Les livres sont une merveilleuse invention, vous ne trouvez pas ? dit-elle au recteur, qui opina de la tête. Au risque de passer pour une midinette, je dirais qu’ils ont tendance à développer la sensibilité des gens.
Jean Genêt,
Ivy Compton-Burnett, Nancy Milford, Anita Brookner, J.R. Ackerley, Trollope,
Jonathan Swift, Proust, Dylan Thomas, Kilvert, Vikram Seth, Silvia Plath,
Lauren Bacall, E.M. Forster, Mary Renault, Babar, Dostoïevski, Shakespeare of
course, Samuel Pepys, Jan Morris, John Cowper Powys, Jane Austen, Virginia
Woolf, Alice Munro, Jane Austen, les Brontë, George Eliott, Thackeray, Dickens,
Thomas Hardy, Betjeman, Philip Larkin, Christopher Isherwood, Henry James…. Il
y a beaucoup d’Anglais, encore certains ont-ils dû passer à travers les mailles
de ma liste. C’est que l’Uncommon Reader dont il est question
dans cette brève pochade allègre et malicieuse, est sans doute la plus illustre
des Anglaises. La Reine des lectrices, telle est la traduction
française bien venue de cet ouvrage dont le titre anglais est un clin d’œil à
Virginia Woolf, auteur du Common Reader, Le Lecteur ordinaire,
ouvrage très connu outre-Manche mais parfaitement ignoré par chez nous.
Pas très « commune » en effet : c’est la reine d’Angleterre soi-même,
Elizabeth la seconde, qui est un jour visitée par le virus de la lecture, à
l’occasion du passage derrière les cuisines du bibliobus de Westminster
intempestivement investi par ses chiens.
Un bouquin emprunté par
courtoisie en amène un autre, sur les conseils d’un aide-cuisinier peu après
promu au rang de « tabellion particulier », (assistant
littéraire), rôle de page créé pour l’occasion par celle que ses lectures
ont révélée à elle-même comme une « opsimath », une femme
qui apprend sur le tard.
Lectrice frénétique et assidue, éclectique autant qu’il se peut, elle dévore,
après Ivy Compton-Burnett - romancière choisie au hasard sur un
rayonnage parce qu’elle la connaissait, l’ayant un jour anoblie - tout ce que
lui conseille son tabellion, lui-même porté sur la littérature gay, puis tout
ce que lui suggère son intuition ou son dernier champ d’exploration.
Biographies, romans sentimentaux, psychologiques (- Allons donc, un peu de
nerf, bon sang ! s’exclame-t-elle un jour à l’intention d’Henry James,
auquel elle eût bien souhaité dire deux mots), journaux, poésie, littérature
d’aujourd’hui, puis d’hier - ….après qu'une soirée offerte à l’intention de la
fine fleur des écrivains contemporains eut tourné au pensum.
Cet attrait pour la lecture, songeait-elle, tenait au caractère altier et presque indifférent de la littérature. Les livres ne se souciaient pas de leurs lecteurs, ni même de savoir s’ils étaient lus. Tout le monde était égal devant eux, y compris elle. La littérature est une communauté, les lettres sont une république (…). Les livres ne varient pas, tous les lecteurs sont égaux. Et cela la ramenait d’une certaine façon au début de son existence. Dans son enfance, elle avait connu l’une des plus grandes émotions de sa vie : sa sœur et elle s’étaient faufilées hors des grilles du palais, un soir de fête, et s’étaient mêlées à la foule sans qu’on les reconnaisse. La lecture procurait un sentiment du même ordre. Il y avait en elle quelque chose d’anonyme, de partagé, de « commun ».
La passion royale bouleverse les mœurs réglées de la Cour. La reine s’alite, prétextant un rhume, pour achever un roman captivant, bouquine en carrosse – le livre tenu au-dessous du niveau des vitres par le Duc de Buckingham – tout en saluant son peuple, s’avise de vouloir lui lire un poème de Thomas Hardy le soir des vœux de Nouvel An, pour lui donner le sens du tragique de l’existence, adresse aux bibliothèques des lettres d’excuses lorsque ses chiens, encore eux, se sont emparés d’un volume de McEwan ou d’A.S. Byatt pour les déchiqueter dans un coin du palais, néglige sa garde-robe !!! ou interroge le président français, bien en peine de répondre, sur les qualités morales de Jean Genêt…. au grand dam de son Prince d’époux, du premier ministre néo-zélandais Sir Kévin Scatchard qui souhaiterait la voir « sectoriser » ses lectures, et de tout le personnel domestique très attaché à l’étiquette.
La reine se
met à penser par elle-même, prend des initiatives, s’interroge sur le sens de
l’existence et sur les vertus de la littérature. Elle entreprend même de
convertir son entourage. Pour elle, comme pour eux, il est grand temps d’agir…
Ce
n’est pas un chef d’œuvre ni un ouvrage impérissable. C’est l’un de ces
nombreux romans qui, par les temps qui courent, font de la littérature même un
objet de fiction (j’ai parlé ici il y a peu d’ « Au Bon roman
» de Laurence Cossé, par exemple). Mais c’est extrêmement bien écrit, très
enlevé, très anglais dans l’art de suggérer, ça donne envie de lire de tas
d’auteurs que l’on a toujours négligés, comme Samuel Pepys, qui
m’intrigue depuis longtemps, et des tas d’autres dont on n’a jamais entendu
parler (comme Ivy Compton-Burnett, dont la reine, devenue une lectrice
aguerrie, s’est mise à apprécier le style posé, austère et avisé). C’est une
jolie fable sur les liens ou non entre les livres et le pouvoir. Un piquant
tissage de réel et de fiction. C’est surtout un présent, léger, allègre et
profond, offert par un amateur de livres aux amateurs de livres. Un peu de
ciment dans la communauté des lecteurs. Car, par-delà les siècles et les pays
il en est une, fraternelle, fondée sur la passion, l’échange, et le plaisir. La
reconnaissance.
Commentaires
Ce livre est si amusant ! On aimerait que ce qu'il raconte soit vrai, je rêve d'un monde où une telle reine pourrait survivre. Lady Di, paraît-il, lisait du Guy Debord juste avant son accident, La Société du Spectacle, of course. Mais ce petit roman mordant m'a aussi rappelé la réponse de Geneviève Brisac à un questionnaire sur la lecture. Tout le monde s'accordait pour déplorer que les jeunes lisent peu, oh sans doute elle aussi au fond, il n'empêche : elle a fait le portrait des vrais lecteurs, solitaires, antisociaux, jaloux de leur temps, tout à leurs livres, leurs plaisirs secrets. La reine d'Alan Bennett finit par... Chut ! Je ne vais pas dévoiler la fin. Merci, Agnès !
Je l'ai lu en anglais et c'est très agréable aussi car le livre contient beaucoup de notations humoristiques et littéraires intraduisibles peut-être. Curieusement, je me suis retrouvée en cette lectrice. Moi aussi, quand je lis, tout le reste disparait. ;)