Patrick Modiano - Dans Le Café de la jeunesse perdue

Lecture nocturne.
Je ne connais guère Modiano, dont je n’ai lu que Villa Triste, mais dont le nom, comme les titres, beaux, mélancoliques et sonores, me sont familiers. Celui-là attendait une insomnie : étrange impression, celle d’une errance radicalement hors du temps dans un Paris de noms et de lieux incantés, qui donnent au texte son âme musicale.
Quatre voix se succèdent pour évoquer une figure disparue, longue silhouette brune, yeux verts, silences, absence habitée de Louki, comme l’a un jour baptisée Zacharias, l’un des piliers du Condé, ce café des alentours du carrefour de l’Odéon. Sa présence y est attestée, régulière, discrète, accompagnée souvent du « brun à la veste de daim », celui à qui est confié le quatrième mouvement de ce quatuor, le plus long, le plus intime, et dont nous avons appris plus tôt qu’il s’appelait, alors, Roland.

Présences dont font foi les notes de Bowing, dit « le capitaine », dans son cahier Clairefontaine à couverture quadrillée rouge. Bowing, qui, comme la plupart des personnages qui hantent ce roman, est avant tout un nom, et une manie. Pour lui, celle des « points fixes » : ancrer dans son registre des habitués du café, par un nom, une silhouette, un itinéraire familier, la mémoire de quelques hommes, quelques femmes, qui passent et se perdent dans le maelström et l’anonymat des grandes villes. Il y a aussi dans cette bohême des figures plus ou moins reconnues, plus ou moins oubliées : Adamov et « son regard de chien tragique », Maurice Raphaël dit «Le Jaguar», auteur de romans noirs, ou Larronde, le poète fulgurant des Barricades Mystérieuses. Les autres, réduites à leurs noms ou à leurs manies, La Houpa, Fred, Zacharias, ou l’étudiant des Mines qui est la première voix du roman, et qui, lui, croit « que certains endroits sont des aimants, et que vous êtes attirés par eux si vous marchez dans leurs parages ».

De la rive droite à la rive gauche, il y a encore les premières pentes de Montmartre, par lesquelles on accède progressivement au Château des Brouillards – qui est pour Louki son Tibet des Horizons Perdus – et les «zones neutres» que tente de théoriser Roland, ces « no man’s land où l’on vit en lisière du monde », en suspens.

Il y a des frontières, des trous noirs et de la matière sombre, le trottoir de l’ombre et celui de la lumière, et des flashes de lumière blanche. Il y a la place Blanche, la neige que prend Jeannette-Tête de mort, et l’hôtel Hivernia, il y a l’ésotériste Guy de Vere et le flamboyant bouffon Bob Storms qui défie Roland à des concours de citations poétiques – dont la dernière m’est si intensément familière : «Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre» (- dans un petit village de pêcheurs / en Flandres…) c’est dans La Prose du Transsibérien, juste après la ballade pour Jehanne -. Et au fil de ce roman ( ?)- poème, dans cette errance peuplée de signes, se dessine toujours plus précise l’issue dernière des fuites toujours renouvelées de Louki.

Louki dont le texte distille la figure mystérieuse, Louki « la Mystérieuse », dont le nom évoque irrésistiblement Desnos amoureux de Paris, Louki entrée par la « porte de l’ombre » et envolée « vers le ciel tout au bout », Louki / Louise-Jacqueline du néant

Je ne connais pas grand-chose du monde littéraire qui fait l’assise de ce texte : le lettrisme ou le situationnisme ne me sont pas familiers – je me suis demandé si Guy de Vere avait à voir avec Guy Debord, figure latente qui donne au texte son épigraphe et son titre. Une chose est sûre pourtant, moi qui ne connais pas bien Paris, ce livre de « piéton de Paris » fait un écho intense à la Rue des Maléfices  de Jacques Yonnet, chronique savante et enchantée du Paris hanté des alentours de la Bièvre. Chez Modiano, l’érudition est voilée, suggérée, effacée. Mais la ville et les personnages y rayonnent de la même aura mystérieuse et magique. Une errance musicale, dans l’Enfer d’un Dante mineur, celui des mélancolies individuelles.

À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue.

C’est l’épigraphe. Comme la clé de cette porte de l’ombre par où, compagnons des mauvais jours, l’on vous invite à entrer et à vous égarer.

Commentaires

1. Le dimanche, mars 8 2009, 10:30 par Hécate

Ah! Modiano...un univers qui finit par envahir la mémoire, tout se répond sans cesse."
"Villa triste" est un très beau roman lu il y a longtemps et bien d'autre encore ,tous ne capturent pas autant, certains se démarquent mais c'est un murmure qu'on ne peut oublier.
Hécate

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