« Il lui rendit le volume avec un sourire hautain. "Il ne faut pas lire de livres français. C'est le pays de la pourriture"

Vexée, Marie-Jeanne chercha dans la bibliothèque de quoi le faire revenir sur ses opinions. Elle eut la main heureuse. Josse lut avec beaucoup de plaisir François le champi et La Grande peur dans la montagne. Barrès en revanche ne lui plut guère, ni Péguy. Pendant une semaine aussi, il faut vivement intéressé par Fécondité, un des quatre Évangiles de Zola. C'est un livre, je crois, qu'on ne lit plus beaucoup. Aussi n'est-il pas inutile de préciser que l'auteur y présente les ménages sans enfants accablés de mille vicissitudes tandis que les parents de vingt-quatre marmots ont du bonheur qui leur sort de toutes les poches. La thèse était celle dont Josse faisait volontiers son ordinaire. Par-dessus le marché le caractère démonstratif de l'ouvrage lui plaisait. C'est comme cela qu'il concevait un livre, avec des idées, des principes, une utilité enfin. Il en parla au curé qui se fâcha tout net. "Zola! C'est à cause de Zola que la France est perdue." Josse, cette fois, regimbait. "Pas du tout. Ce qu'il dit est juste." Il lui apporta le volume. Le curé fut bien attrapé. Il n'avait jamais vu Zola sous ce jour-là. Il lut l'ouvrage avec intérêt, en nota quelques arguments pour un de ses sermons."

 Il s'agit de "Bergère légère", de Félicien Marceau.

C'est un charmant roman, grouillant de personnages gentiment excentriques. En sortant de son institution religieuse, Marie-Jeanne encore enfant finit par aller faire tous les soirs ses devoirs chez Ted et Flore, un ancien jockey et une dame qui vit de "ses gros charmes". Elle y trouve affection, exigence, et tartines.

L'héroïne est donc Marie-Jeanne, qui a un cousin Nicolas, un grand-père Talhuet, et un ami-amoureux Josse, et plus tard dans le roman, un amant, le Petit Boussais et des tas d'autres "relations", toutes proches. A part Madame Lot, la gouvernante de son père, qu'elle n'aime pas du tout.

Elle est pétrie de lectures, qui déteignent sur le regard qu'elle-même et Nicolas portent sur le monde. Lequel Nicolas, après s'être fait embaucher comme maître d'hôtel, entreprend un peu plus tard de rédiger un répertoire des situations essentielles de la littérature... « Il y a deux façons de lire, dit Nicolas qui s'oubliait. Pour s'évader de la vie ou, au contraire, pour vivre davantage. C'est la seconde manière qui est la bonne. Un livre doit être une aventure. Il faut qu'un homme qui a bien lu puisse dire : j'ai eu six maîtresses...
- Six maîtresses ! dit Mme Tanner en qui la femme du monde se réveillait parfois.
Nicolas la regarda avec méfiance. D'après ses calculs et en fixant son mariage à trente ans, il pensait avoir eu dix-huit maîtresses et encore comptait-il là-dedans une liaison d'au moins deux ans et une année entière réservée à l'expérience de la chasteté.
- Qu'il puisse dire : j'ai eu six maîtresses, reprit-il, à savoir la blanchisseuse de ma rue, Mme Bovary, une voisine, Nana, une amie de ma mère, la princesse de Cadignan. Mais, que Madame me comprenne bien, en les mettant toutes sur le même plan. En ayant gardé un souvenir aussi précis de chacune. En ayant retiré le même enrichissement de cette voisine réelle que de la princesse de Cadignan. Madame voit-elle ce que je veux dire? L'œuvre d'art étant considérée comme une expérience....
-Cela peut mener loin, dit Mme Tanner sans trop penser à ce qu'elle disait ».

L'héroïne est facétieuse et assez délurée, et le roman a un léger air de Pierre Louÿs tardif. C'est une histoire, contée avec talent et sans prétention. On imagine pour incarner les personnages - la plupart fort jeunes et très doctes, comme vous pouvez le voir - des acteurs des années 50 - 60, je ne sais pas, Belmondo, le jeune Delon, ou Charles Denner... Il y a des boîtes de nuit (mais le terme est contesté par le narrateur), des maisons bourgeoises, un sénateur, une écuyère, un marchand de vélos... C'est un roman de moraliste pas sentencieux, et visiblement amoureux, lui aussi, de Marie-Jeanne. Encore disponible chez Folio. Un plaisir de lecture, à peine suranné, et il y a quelques scènes très drôles.
NB : Je dois à Bergère Légère la découverte de Fécondité. On ne lit plus jamais Zola du même œil après s'être farci cet ahurissant et vaticinant pensum nataliste...

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