Démodé, résolument.

Voilà des jours que je tourne autour du désir d’évoquer un auteur singulier et excentrique, sans parvenir à m’expliquer le silence épais, ancien, obstiné, qui l’enveloppe, et l’extrême défaveur qui est la sienne auprès de la critique « officielle », en tout cas de ceux qui détiennent la doxa critique; rarement en est-il fait mention dans les manuels de littérature. Charles Dantzig l’a assassiné dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, dont je parlerai un autre jour. Et pourtant ses dix-sept romans, ses dizaines de nouvelles, et deux recueils de contes parmi les plus délicieux qu’aient enfantés hommes et femmes de lettres, l’ensemble illustré par Topor - qui savait reconnaître ses pairs en fantaisie - occupent bien 30 cm sur les rayons de ma bibliothèque. Je viens d’y refaire une descente, c’est tout un univers qui m’habite, depuis bien longtemps.
                  Aymé Passe-muraille, par Jean Marais
Qui lit aujourd’hui Marcel Aymé?

• Les profs au collège et leurs élèves – parfois : Le Passe-muraille.

• Quelques parents à leurs enfants, mais la langue en est trop riche et complexe pour l’idée que l’on se fait aujourd’hui du « texte pour enfants »

• Claire Brétécher : elle le dit dans une interview à Lire en 2004

• Delfeil de Ton, qui en fait l’éloge dans un Nouvel Obs de 2003

Les Papous (dans la tête) de Bertrand Jérôme et Françoise Treussart, qui régulièrement lui rendent hommage.

• Modiano, qui en a fait l'éloge dans une préface à l'édition des nouvelles - et quelques irréductibles, dont moi, encore et encore.

Les romans et les nouvelles de Marcel Aymé sont savoureux et déconcertants. Un univers mi-onirique de silhouettes mécaniques et pourtant incarnées, habitées d’obsessions diverses - nourriture ou sexualité, automobile ou beauté des vers de Racine - qui guident de façon chaotique et cohérente à la fois leurs vies de peu. Des histoires de petites gens, fantasmes et rêvasseries de paysans, petits employés, fossoyeur, professeurs de lettres… Ce ne sont jamais des histoires simples. Des univers, plutôt, où l’imaginaire se déploie, affranchi de toute psychologie, comme une excroissance, un organe virtuel.

Aymé par Topor

Je viens de relire, dans les Œuvres romanesques de Marcel Aymé illustrées par Topor, Derrière chez Martin. Un de mes recueils favoris, récemment réédité en Folio, où le lien entre les nouvelles est assuré par le nom du « héros », le romancier Martin, l’élève Martin, l’inventeur Martin, l’arabe Abd el Martin ;-)) …. Fragments de vie quotidienne, années 30/40, bien souvent à Montmartre. Il y avait à Montmartre… un pauvre homme nommé Martin qui n’existait qu’un jour sur deux. Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé DutilleulIl y avait à Montmartre, dans la rue de l’Abreuvoir, une jeune femme prénommée Sabine, qui possédait le don d’ubiquité. Pendant la guerre de 1939- 1972, il y avait à Montmartre, à la porte d’une épicerie de la rue Caulaincourt, une queue de quatorze personnes… On dirait qu’il ne se fatigue pas, Marcel Aymé, pour les incipit. Petits personnages de la France profonde, boutiquiers, femmes légères, surveillant général, vieillards, soldats, mères et pères de famille, enfants rêveurs ou garnements… silhouettes que leur penchant à la rêverie dote d’une profondeur qui les fait échapper à la caricature. Chez Marcel Aymé, le fantastique est quotidien. La première phrase l’annonce, le pose, comme un évidence naturelle, et l’histoire se déploie en entrelacs presque logiques. Très souvent, les nouvelles mettent en œuvre une méditation sur le temps : étirable ou brumeux, objet de décrets, ou plein de trous, il modifie de façon troublante la texture du quotidien.

On trouve ainsi, dans En arrière, autre recueil, une étrange nouvelle intitulée Rechute. Au cœur de l'intrigue, le vote par l'Assemblée de "la loi des vingt-quatre" selon laquelle l'année comptera désormais vingt-quatre mois. La narratrice, Josette, jeune fille de bonne famille âgée de 18 ans dans les premières pages, et fiancée à un jeune avocat ambitieux et sensuel, se retrouve tout à coup, à neuf ans, dans un corps fluet de petite fille. Leur jeunesse retrouvée rend aux parents toute leur ambition, leur égoïsme, leur sensualité, leur haine de l'enfance et des enfants, simples prétextes à exercer un pouvoir sans limites.

Les rues se peuplent alors d'ex-adultes dépenaillés dans leurs vêtements retaillés à la diable, qui tentent de se constituer en force politique pour résister à la situation qui est la leur : jeunes couples de dix ou douze ans avec enfants, réduits au chômage par leur âge et la diminution de leurs forces ou interdits de vie commune pour raisons morales, toute une génération écartée de la vie par la jeunesse retrouvée d'ex-vieillards, et vouée à attendre deux fois plus longtemps (puisque les années font désormais vingt-quatre mois) le retour de leur âge antérieur. La situation tourne vite à l'émeute.

Entre Josette et son ex-fiancé, Bertrand, conflit ouvert : toujours accroché à ses ambitions politiques, quoique retourné à un corps de gamin, il ne veut plus d'une petite fille maigrichonne et sentimentale, que la déception a rendue acerbe, caustique et violente. Conflits physiques dans l'intimité, émeutes réprimées dans le sang à l'extérieur… les enfants obtiennent enfin l'abrogation de la loi, mais au prix de quelles désillusions ! C'est très noir. (En arrière figure dans le volume "Biblos" des nouvelles, édité en 1989, repris en 2002, en Quarto.)

J’ai poursuivi ma lecture en grappillant dans le volume II des Œuvres. Laissé de côté La Jument verte, que j’aime beaucoup (avec une affection particulière pour Déodat, qui « est un bon facteur » et qui sait marcher) et Le Puits aux images, (très sombre nouvelle), pour lire dans le désordre les nouvelles du Nain. Et je me suis régalée. La fantaisie de Marcel Aymé donne aussi le sourire. On y croise pêle-mêle un nain qui a grandi, un gentleman cambrioleur oublieux de son identité initiale, un bougnat puceau à la quarantaine, une enquête à la Sherlock Holmes avec le détective O’Dubois, deux assassins au clair de lune…. Allez-y voir. C’est excessivement français, franchouillard penseront les bien-pensants, mais fi des bien-pensants, Marcel Aymé n’est pas pour eux ! Il y a cette nouvelle, La Liste, où Noël Tournebise est obligé sans cesse de se référer à la liste de ses innombrables filles à marier, de Barbe 90 à Véronique 1917, pour leur répartir les tâches à accomplir et ne pas les oublier, jusqu’à ce que certaines s’égarent ou disparaissent parce que la liste, usée, s’est coupée, ombres besogneuses réduites à incanter leur désir nues dans la brume nocturne. Barbe 90, qui a 44 ans, est un double de la puissante Germaine Mindeur de La Vouivre, une dévoreuse d’hommes qui terrifie le curé et dont les confessions ameutent l’église…

Justement, La Vouivre. Qui n’est certes pas une historiette mythologico-rustique écrite en temps de guerre par un auteur collaborationniste soucieux d’ancrer la France dans les valeurs pétainistes. C’est le sombre destin d’un paysan prosaïque et tourmenté, dur et sensible, calculateur et imaginatif. Mais on y trouve aussi des kilomètres de rêveries du fossoyeur, Requiem, avec sa bien-aimée la Robidet (une ivrognesse et une putain du plus bas étage, qui l'a plaqué), qu'il imagine, sans changer son nom ! en princesse, et il se voit en prétendant commifaut, c'est magnifique de compassion et d'inventivité, et d'ailleurs, Arsène, le "héros", ne le dément jamais quand Requiem évoque devant lui ses histoires. Quant à l'amour d'Arsène et de Belette (qui a peur de la Bête Faramine), c'est une des plus tendres choses qui soit.

L’irruption de la Vouivre dans leur vie – comme dans celle du village – les confronte à eux-mêmes et les conduit en définitive à assumer leur destin dans une magistrale scène polyphonique où se tissent les chants du village réuni en procession – tous conflits enterrés –, la danse des cloches de Requiem en gloire et le sifflement mortel des serpents autour de la pauvre, maigrichonne, déshéritée Belette. C’est sombre, lyrique, grinçant – modeste, et grand. J’en suis toujours émue.
À côté, l’univers lumineux et pourtant inquiétant des Contes du Chat perché. Au risque de me discréditer à tout jamais, j’avoue que je donnerais tous les romans de Malraux pour un mince chef d’œuvre : Les Boîtes de peinture, où les dessins de Delphine et Marinette, un jour de désobéissance à leurs parents, (ces parents aigris et bardés de certitudes, qui ne comprennent rien aux enfants et aux animaux) métamorphosent le réel : le cheval rétréci devient plus petit que le coq, l’âne n’a plus que deux pattes, des bœufs il ne reste que les cornes… et le vétérinaire pourrait bien révéler la source de tous ces dérèglements : une maladie de peinture… C’est le regard des enfants transcrit avec justesse, dans une langue belle et savoureuse, sans niaiserie ni complaisance Je l’ai raconté des dizaines de fois à des enfants toujours ravis, toujours comblés. Moi aussi. Merci, Marcel Aymé.
Dialoguiste de films, essayiste, dramaturge talentueux et polémique, parolier de chansons – connaissez-vous La Chabraque immortalisée par la voix claire de Pia Colombo ou la voix sourde de Guy Béart ? – Marcel Aymé a écrit une œuvre multiple, diverse, débridée, mal-pensante. Il doit pâtir, aujourd’hui encore, d’avoir publié Le Confort intellectuel, d’une brûlante actualité en ces temps où il convient à toute force d’être « dérangé » par ce que l’on lit, surtout si l’écriture, ou la composition, en est médiocre. Et aussi d’avoir, dans son hostilité radicale à la peine de mort, défendu Brasillach, comme il a défendu envers et contre tous son ami Céline. Ce n’était pas un idéologue : nul manichéisme chez lui, les noirceurs des êtres se retrouvaient à droite comme à gauche. Il avait peu de talent pour l’héroïsation : pas de grands hommes, ses plus authentiques héros sont de pauvres types transfigurés par une révélation, ainsi de Léopold, le cafetier d’Uranus, à qui l’irruption d’Andromaque en son café – qui tient lieu de salle de classe – révèle la splendeur du monde. Les quelques vers d’apostille à Racine qu’il a le temps de composer avant d’être liquidé par la maréchaussée méritent de conclure ce débordant hommage :

Léopold
Passez-moi Astyanax, on va filer en douce,
Attendons pas d’avoir les poulets à nos trousses.

Andromaque
Mon Dieu, c’est-il possible. Enfin, voilà un homme !
Voulez-vous du vin blanc ou voulez-vous du rhum ?

Léopold
Du blanc.

Andromaque
C’était du blanc que buvait mon Hector
Pour monter aux tranchées, et il avait pas tort.

Commentaires

1. Le mardi, septembre 18 2007, 14:54 par Nachin

J'ai beaucoup aimé Marcel Aymé dans ma jeunesse. A mon âge, on lit moins et on ne peut pas tout relire. mais c'est bien de signaler l'ensemble de cette oeuvre. Même "le confort intellectuel" m'avait intéressé à une époque engagée où j'étais moi-même engagé et voici que ce qui paraissait passéiste peut prendre des couleurs nouvelles à notre époque . Merci Agnès Orosco!
PS. A propos, "L'élégance du Hérisson" est une merveille.
Claude N.

2. Le samedi, septembre 22 2007, 15:38 par l2m

J'aime ces livres mais la morale du conte "Le temps mort" m'échappe. Un peu d'éclairement ?

3. Le samedi, septembre 22 2007, 20:44 par Agnès Orosco

Y a-t-il une "morale" sinon celle de la vanité des choses ? La dernière réplique, dans la bouche d'Henriette, tellement cynique et naïve à la fois, en donne avec le sourire le sentiment cruel. A.O
4. Le jeudi, octobre 4 2007, 18:14 par Agnès Orosco

Topor : Il s'agit d'une édition illustrée en sept volumes in quarto (+ ou -) reliés de toile beige, chez Flammarion 1977. Merci pour le lien ! Une amie me faisait remarquer hier, remarque lumineuse ! qu'il y avait chez Marcel Aymé un fantastique qui évoquait celui de Gogol. En tout cas, j'ai testé "Le Romancier Martin" sur mes élèves, que ça a beaucoup amusés.
5. Le jeudi, octobre 4 2007, 19:20 par pidji

J'ai oublié de préciser qu'il suffit de cliquer sur la couverture présentée par le lien précédemment donné en 6 (bd du passe-muraille) pour lire les dix pages de la nouvelle mise en cases par Jean-Emmanuel Vermot-Desroches.

6. Le samedi, mai 24 2008, 18:44 par Dona

Je suis une élève, et j'ai beaucoup apprécié le livre de Marcel Aymé "Derrière chez Martin" même si il m'arrivait de ne pas tout comprendre.
J'adore le style de Marcel Aymé , car il arrive à mélanger : réalisme, merveilleux, fantastique, humanisme, et du comique. C'est souvent ce qui rend l'histoire très intéressante. La nouvelle que j'ai le plus appréciée est : L'âme de Martin, et le Romancier Martin.

7. Le dimanche, mai 25 2008, 07:41 par Agnès Orosco
Bienvenue à vous parmi les lecteurs de Marcel Aymé. Cela vous fait bien des découvertes heureuses en perspective. A.O
8. Le samedi, juin 21 2008, 20:25 par Déalet


moi j'aime beaucoup Marcel Aymé mais malheureusement ce n'est plus un auteur lu...
A la question : "vous souvenez du livre du XXe siècle qui vous a le plus marqué ? Lequel et pourquoi ?"
J'avais répondu : " Paris au mois d’Août de René Fallet, paru en 1964. Ce n’est pas un livre impérissable, pourtant je collectionne les parutions. Peut-être parce que cet auteur populaire était justement périssable (mort en 1983, jamais cité dans les anthologies). La littérature, c’est surtout cela : des exemples d’auteurs modestes en regard de ce qu’il ont pu offrir au lecteur qui est énorme et démesuré."
Ce n'est pas un secret, j'ai toujours considéré René Fallet comme un auteur majeur pour moi, fondateur, un de ceux qui vous accompagne toujours, un écrivain fétiche, au sens de la superstition, du porte bonheur et je me moque bien de la connotation puérile qu'on pourrait coller sur cette admiration. René Fallet m'a sauvé la vie et m'a appris à écrire. Rien de moins. Pourquoi n'est-il plus lu comme Marcel Aymé, pourquoi cette injustice?

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