Marcel Aymé, encore...

Puisque je l'ai évoqué à propos de Russell Banks, je ne résiste pas au plaisir de vous coller ici le début d'une des plus bouffonnes "études de texte" que l'on trouve dans la littérature : Baudelaire passé à la moulinette d'un rationalisme grincheux d'inspiration classique.
C'est dans Le Confort intellectuel, titre qui à lui seul doit faire honnir son auteur à quiconque se glorifie de rechercher en toute chose le "dérangeant"...

Et c'est d'autant plus drôle que, toute mauvaise foi mise à part, il n'y a pas que des balivernes dans les critiques de Monsieur Lepage, qui, certes, n'est pas "à la page" !

« Un notaire de bon sens et d'un peu de lettres devait être choqué par le bariolage verbal de certaines œuvres romantiques, par leurs épanchements souffreteux, leur égocentrisme impudique et leurs attitudes excessives. Ce foisonnement d'entités, de divinités spongieuses (la femme, la beauté, la solitude) où on essayait de l'attirer lui causait un vague malaise, mais il ne pouvait pas soupçonner que les moyens d'expression étaient déjà frelatés. Quand on lit les premiers romantiques, on a l'impression de les suivre facilement, de mouler à chaque instant sa pensée à la leur. Pourtant ces ravages sont déjà sensibles. Bien qu'ils soient dilués dans une 'certaine facilité généreuse, il suffirait d'un peu d'attention pour les déceler. Mais c'est à la lecture de Baudelaire, dont l'œuvre poétique est déjà un aboutissement et un condensé du romantisme, que cette misère apparaît avec évidence. Vous ne me croyez pas? Nous allons, ensemble, jeter un coup d'œil sur les Fleurs du Mal. M.Lepage quitta son fauteuil et s'en fut à l'autre bout de la pièce ouvrir une armoire vitrée qu'il appelait l'armoire aux poisons. Il en revint avec un exemplaire des Fleurs du mal.

– J'aurais beau jeu, dit-il en se rasseyant, de choisir l'une de ses œuvres les plus médiocres où éclatent l'indigence et le mauvais goût. Ce ne serait ni loyal, ni concluant. Nous retiendrons donc l'un de ses poèmes les plus célèbres, consacrés et révérés par sa postérité.

Ayant examiné la table des matières, nous tombâmes d'accord sur La Beauté. Mon hôte me pria de lire le sonnet à haute voix.

La Beauté
Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études;


Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!


– Admirable, dis-je. C'est vraiment un des plus beaux.

– Heureux de vous l'entendre dire. Nous allons maintenant l'éplucher un peu. Voyons le premier vers: "Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre". Ça ne veut rien dire. Un rêve de pierre peut être beau ou laid. Donc, pour nous faire connaître la Beauté, l'auteur la compare à une chose, vague, indéterminée, dont la notion nous est encore plus incertaine que celle de l'objet à connaître. Ce premier vers est un assemblage de mots qui ne nous apprennent absolument rien. Passons au deuxième : "Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour"… Je veux bien que "meurtri" soit figuratif, mais il rappelle fâcheusement la comparaison du premier vers et impose abusivement l'image d'un sein en pierre. Je relève dans ce second vers une faute magistrale qu'il faut bien appeler solécisme. "Tour à tour" signifie en effet l'un après l'autre ou alternativement. On n'est pas plus fondé à écrire "chacun s'est meurtri tour à tour" que "chacun s'est meurtri à tour de rôle". Il aurait fallu dire : "où chacun s'est meurtri à son tour". Qu'une faute de cette dimension ait trouvé place dans un sonnet aussi corseté, voilà qui est regrettable, mais le plus fâcheusement significatif est qu'aucun de ses innombrables admirateurs n'ait, à ma connaissance, relevé cette énormité. Passons aux deux vers suivants : "Est fait pour inspirer au poète un amour / Eternel et muet ainsi que la matière." N'oublions pas que c'est le sein de la Beauté qui inspire cet amour. Ç'aurait pu être le visage, le dos, les cuisses ou l'ensemble, mais c'est le sein. Il doit y avoir à cela des raisons que nous ne connaîtrons pas et il faut nous contenter de l'affirmation gratuite. L'amour inspiré par ce sein est " Eternel et muet ainsi que la matière". Rien à dire contre éternel sinon que le mot, qualifiant un amour, est peu signifiant. En revanche, il n'y a pas de raison valable pour que l'amour du poète soit muet. Tout le monde sait très bien que les poètes sont très diserts sur ce point et Baudelaire le sait mieux que personne puisque pour sa part, il dédie un sonnet à la beauté, et ailleurs, un hymne. "Muet ainsi que la matière", est-il dit. Matière est un mot d'une portée bien générale pour une telle comparaison. En fait, dans le bon langage ordinaire, on dit muet comme une carpe, comme la tombe, ou comme une pierre. Ce rapprochement d'amour et de matière, lourdement chevillé, est une recherche inutile et, à vrai dire, il eût mieux valu s'abstenir de toute comparaison. Mais matière vous a un fumet philosophique des plus tentants »... (...)


Je n'ai pas le temps d'en mettre plus. Mais voilà de quoi fournir matière... à réflexion ? à coups de gueule ?

Commentaires

1. Le jeudi, novembre 6 2008, 18:05 par Nachin

Le poème de Baudelaire m'évoque la Vénus de Milo, embrassée du regard, tandis que l'amour de la sculpture m'a amené à être ensorcelé par la nouvelle "La Vénus de l'Isle" de Mérimée, occasion d'un rêve à répétition.
Dans "le confort intellectuel", j'ai apprécié l'accent mis sur le confort, mais le passage examiné témoigne d'une absence de sensibilité poétique et, là, je me sépare du héros de Marcel Aymé, mais l'auteur du "passe muraille" se moquait du monde!

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