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samedi, novembre 13 2010

Deux regards

L’un est plus théâtralisé, portrait pris pour la « vedette » d’un film jamais tourné* (avec elle, en tout cas), l’autre est véritablement saisi par un père « sur le vif ». La première est une adolescente en proie à de douloureuses épreuves, l’autre est une enfant de neuf ans avant le bouleversement absolu que sera la mort de ses deux parents asphyxiés dans une fuite de gaz. (J’ai laissé délibérément la photo d’Yvette Thomas avec la pliure, - récupérée sur le blog ouvert par son fils autour d’Un Diamant brut - parce qu'elle me semble témoigner d’une relation d’urgence avec les rares traces de son enfance).

Pourtant la gravité du regard sans fard d’Yvette m’évoque irrésistiblement le texte écrit par Anny Duperey dans Le Voile Noir en contrepoint de son portrait, justement. C’est pour moi l’occasion de citer ce texte et d’évoquer fugitivement cet ouvrage autobiographique inclassable, quête de soi dans un dialogue avec les très belles photos de son père. C’est un livre juste, et bouleversant.

Portrait intemporel

C’est le dernier portrait que mon père fit de moi, probablement pas très longtemps avant sa mort. Je le trouve extraordinaire.

C’est ma photo. Elle résume tout ce que je suis profondément, sans défense. Ces yeux-là sont ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans après quand je suis seule avec moi-même, sans masque, sans effort pour paraître.

Ainsi parfois quand je vois mes enfants, dans des moments de grande fatigue ou d’abandon, je vois fugitivement – si fugitivement qu’il faut vivre l’appareil photo armé en main pour capter cela ! – leur visage intemporel se superposer à leur figure d’enfant. Regard, expression rassemblent en une seconde ce qu’ils sont profondément et tous les âges de leur vie. Leur visage.

Et puis cela fuit, l’abandon se casse, ils régressent, ils rient, ils trichent, ils réintègrent le moment.

Mon père m’a saisie dans une de ces secondes où l’être est rassemblé. Il a fait mon portrait intemporel. Or il date d’avant leur mort, et j’étais déjà cela....

* Le Soleil des eaux, de Char.

dimanche, mai 2 2010

Un Diamant brut, suite

Je n’ai pas le temps de consacrer un long billet, comme je l’aurais voulu, à Un Diamant brut, l’ouvrage autobiographique d’Yvette Szczupak-Thomas, petite paysanne de l’assistance publique devenue la « fille adoptive non adoptée », selon la formule de Jean Hélion, de Christian et Yvonne Zervos, éditeurs des Cahiers d’Art. C’est un énorme bouquin puissamment original, et dont la faculté d’émouvoir tient, je pense, à un mélange d’intelligence aiguë, liée à un art du portrait incisif, avec une sensibilité poétique puissante et une capacité sans pareille à retrouver et à exprimer, à travers jeux de mots et images poétiques, les émotions intenses, confuses, douloureuses, d’une enfance ravagée suivie d’une adolescence bouleversée par la transplantation brutale dans un milieu intellectuel et artiste, où elle a rencontré en même temps que l’Art ce qu’il faut bien appeler l’inceste. Le livre suscite des figures profondément chaleureuses – reconstructrices - comme celle de Picasso ou d’Ida Chagall (et tant d’autres ! évoquées avec tendresse et reconnaissance), et d’autres plus ambiguës voire maléfiques, comme celle de René Char, « Bellérophon » (« il a bel air, au fond »), hôte-amant encombrant et somme toute infantile des Zervos dans l’après-guerre. Quelques icônes de l’art et de la pensée en prennent pour leur grade, sans fiel mais sans gants, avec une lucidité assez glaçante.



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mardi, avril 13 2010

Un diamant brut - Yvette Szczupak-Thomas

« Un coin de campagne caché dans le ventre de Paris ? La tanière d’un bûcheron, peut-être, à juger d’après les fûts de bois en grume ou pelard qui jonchent la cour-jardin, ces corps tronqués-grossiers contre lesquels se lovent ceux des fins écuissés dont les branches lèvent les bras au ciel en un sursaut d’espérance (…)
Dans la demeure au sol incertain de limaille, copeaux, escarbilles et mégots, un relent de tanin avec le poivre du métal brûlé, des établis, des étaux et un fauteuil. La couverture cendreuse qui le recouvre fait écrin à un ancêtre barbu blanc, épais, qui s’y ‘rencoigne’. Pas le temps de faire des politesses. Une luminescence phosphorique me tire vers la droite, vers une haute et large salle…une église ? Une jungle ? J’en ai les jambes coupées, et malgré l’appel, n’avance qu’à pas comptés. Des choses dans l’espace ouvert m’attaquent le corps à coups de poing intérieurs. (…) Avec la lenteur élégante d’une plume qui n’en finit pas de tomber en planant sans se presser, une exclamation s’inscrit dans ma tête, en zigzag, après méandres et tournoiements : quin-tes-sence-pureté-per-fec-tion. Ici, un geste séculaire a posé-réuni-accolé deux extrêmes : l’absolu archaïque, primaire et sans-gêne, de sculptures faites à la hache ou au silex dans le bois et la pierre (elles avalent la lumière dans leur puits sans fond) et, en ponctuation, le raffinement évocateur de la stylisation dans des marbres, des cuivres, des bronzes polis jusqu’à l’obsession. Ces formes allusives - splendeur stricte des ovales ! - reçoivent et renvoient plus loin la clarté du jour où s’inscrit le mirage changeant du monde…. Allégresse, euphorie ? oh combien ! mais aussi déférence et épuisement. L’extase déséquilibre.
« C’est si beau que ça m’affole », expliquai-je plus tard, ravie au sens fort du mot, à mes parents adoptifs qui m’avaient crue en proie à une de mes absences. »

C’est ainsi qu’Yvette Szczupak-Thomas raconte, au début de la seconde partie de son long récit autobiographique (II – Chez les Zervos), sa visite d’un atelier dont j’ai tout de suite reconnu quel devait être l’artiste évoqué. Brancusi, qui ne fait pas partie du cercle des artistes qui fréquentaient « chez les Zervos », mais dont l’empreinte esthétique sera sur elle si intense qu’elle « vol(a), sur son établi, un clou dont elle fit (s)on porte-bonheur, (qui) eut, pendant longtemps, le pouvoir de faire renaître en (elle) le bonheur –unique- de la beauté affolante dont l’artiste (lui) avait fait don ».
On lit dans ce texte le sens du portrait, le sens de la beauté, la singularité et l’acuité critique de celle qui n’est alors qu’une toute jeune fille débarquée de sa Bourgogne paysanne natale pour se retrouver plongée en plein cœur du tout-Paris artiste, bohème et intellectuel des années de l’immédiat après-guerre.
C’est dans « Un diamant brut », Vézelay-Paris 1938-1950, texte autobiographique très singulier, où l’auteur dans sa vieillesse retrace dans une langue à la fois précise et intensément poétique son parcours de fille de l’Assistance Publique, arrachée à neuf ans à une famille aimante pour être placée dans un des coins les plus brutaux et les plus arriérés de la Puisaye chez une famille où la violence et l’indignité règnent au point de lui faire désirer de mourir. Destin vraiment étrange d’une petite fille « unique » selon le mot plein d’amour de sa « maman Blanche » mère des histoires, de la lucidité, du respect de soi. J’y reviendrai car je n’ai pas le temps ce soir d’y consacrer une longue chronique. Je voulais seulement partager ce bel hommage à Brancusi, dont le travail est pour moi une expression de la beauté pure.