Un peu de vaudeville littéraire

Je relisais dans la bio-pavé de Jean-Marc Hovasse (que je n’ai toujours pas rendue à Aurélie A., croisée par hasard il y a deux ans, et plus depuis. Aurélie ? ça doit faire six ans que tu me l’as prêtée !!!) l’épisode des amours adultères de Victor Hugo avec Léonie Biard, amours surprises par huissier (le 5 juillet 1845 au matin ? le 3 au soir ?) à la requête du mari. En cette année qui suit la mort de Léopoldine, le poète, devenu pair de France, rôle qu’il assumait avec le plus grand sérieux, avait alors trois ménages : le foyer conjugal, place des Vosges, aujourd’hui Maison de Victor Hugo, le foyer de la maîtresse ‘‘officielle’’, Juliette Drouet, 12 rue Saint Anastase (IIIe arrondissement, métro Saint Sébastien) et une chambre du passage Saint Roch (Ier arrondissement, métro Pyramides). Les deux premiers étaient très proches, le troisième à environ 3/4h d’heure à pied. 
Léonie était une toute jeune femme devenue, à peine sortie du couvent ou à peu près, la maîtresse, puis l’épouse d’un « peintre quasi officiel de la monarchie de Juillet », Auguste-François Biard, prolifique auteur de croûtes. Hugo, qui l’aurait rencontrée en 1841 « J’avais trente-neuf ans quand je vis cette femme./De son regard plein d’ombre il sortit une flamme,/Et je l’aimai. (Océan, fragment) », devint son amant au printemps de 1844, et la liaison dura jusqu’à l’exil, où Juliette prit le parti de Victor (et fit suivre sa malle aux manuscrits en Belgique), et Léonie se rangea du côté du pouvoir. C’est donc l’Histoire avec sa grande hache qui se chargea de trancher ce nœud gordien conjugal et adultère.

Mais revenons à l’épisode. Protégé par son titre de pair, Hugo ne fut pas inquiété. Léonie, quant à elle, fut d’abord « incarcérée à Saint Lazare, maison d’arrêt pour prostituées et femmes adultères », puis condamnée à trois mois d’emprisonnement dans une maison de correction, dans deux couvents successifs, en l’occurrence. La loi était dure avec  la « femme tombée ». Si la presse se fit l’écho de l’épisode avec une discrétion – ou une publicité – relative, c’est Balzac qui, dans La Cousine Bette, donna à l’épisode une ironique transposition littéraire. En scène, le baron Hulot et l’infâme Valérie Marneffe.

(…)

« La fidèle femme de chambre remit la lettre suivante au baron :

‘‘Mon vieux grognard, ne va pas rue du Dauphin, notre cauchemar est malade, et je dois le soigner ; mais sois là ce soir, à neuf heures. Crevel est à Corbeil, chez monsieur Lebas, je suis certaine qu'il n'amènera pas de princesse à sa petite maison. Moi je me suis arrangée ici pour avoir ma nuit, je puis être de retour avant que Marneffe ne s'éveille. Réponds-moi sur tout cela ; car peut-être ta grande élégie de femme ne te laisse-t-elle plus ta liberté comme autrefois. On la dit si belle encore que tu es capable de me trahir, tu es un si grand libertin ! Brûle ma lettre, je me défie de tout.’’

Hulot écrivit ce petit bout de réponse :

‘‘Mon amour, jamais ma femme, comme je te l'ai dit, n'a, depuis vingt-cinq ans, gêné mes plaisirs. Je te sacrifierais cent Adeline ! Je serai ce soir, à neuf heures, dans le temple Crevel, attendant ma divinité. Puisse le sous-chef crever bientôt ! nous ne serions plus séparés ; voilà le plus cher des vœux de

                     Ton HECTOR.’’

Le soir, le baron dit à sa femme qu'il irait travailler avec le ministre à Saint-Cloud, qu'il reviendrait à quatre on cinq heures du matin, et il alla rue du Dauphin. On était alors à la fin du mois de juin.

Peu d'hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensation terrible d'aller à la mort, ceux qui reviennent de l'échafaud se comptent ; mais quelques rêveurs ont vigoureusement senti cette agonie en rêve, ils en ont tout ressenti, jusqu'au couteau qui s'applique sur le cou dans le moment où le Réveil arrive avec le Jour pour les délivrer... Eh bien ! la sensation à laquelle le Conseiller-d'Etat fut en proie à cinq heures du matin, dans le lit élégant et coquet de Crevel, surpassa de beaucoup celle de se sentir appliqué sur la fatale bascule, en présence de dix mille spectateurs qui vous regardent par vingt mille rayons de flamme. Valérie dormait dans une pose charmante. Elle était belle comme sont belles les femmes assez belles pour être belles en dormant. C'est l'art faisant invasion dans la nature, c'est enfin le tableau réalisé. Dans sa position horizontale, le baron avait les yeux à trois pieds du sol ; ses yeux, égarés au hasard, comme ceux de tout homme qui s'éveille et qui rappelle ses idées, tombèrent sur la porte couverte de fleurs peintes par Jan, un artiste qui fait fi de la gloire. Le baron ne vit pas, comme le condamné à mort, vingt mille rayons visuels, il n'en vit qu'un seul dont le regard est véritablement plus poignant que les dix mille de la place publique. Cette sensation, en plein plaisir, beaucoup plus rare que celle des condamnés à mort, certes un grand nombre d'Anglais splénétiques la payeraient fort cher. Le baron resta, toujours horizontalement, exactement baigné dans une sueur froide. Il voulait douter ; mais cet œil assassin babillait ! Un murmure de voix susurrait derrière la porte.

 - Si ce n'était que Crevel voulant me faire une plaisanterie ! se dit le baron en ne pouvant plus douter de la présence d'une personne dans le temple.

La porte s'ouvrit. La majestueuse loi française, qui passe sur les affiches après la royauté, se manifesta sous la forme d'un bon petit commissaire de police, accompagné d'un long juge de paix, amenés tous deux par le sieur Marneffe. Le commissaire de police, planté sur des souliers dont les oreilles étaient attachées avec des rubans à nœuds barbotants, se terminait par un crâne jaune, pauvre en cheveux, qui dénotait un matois égrillard, rieur, et pour qui la vie de Paris n'avait plus de secrets. Ses yeux, doublés de lunettes, perçaient le verre par des regards fins et moqueurs. Le juge de paix, ancien avoué, vieil adorateur du beau sexe, enviait le justiciable.

 - Veuillez excuser la rigueur de notre ministère, monsieur le baron ! dit le commissaire, nous sommes requis par un plaignant. Monsieur le juge de paix assiste à l'ouverture du domicile. Je sais qui vous êtes, et qui est la délinquante.

Valérie ouvrit des yeux étonnés, jeta le cri perçant que les actrices ont inventé pour annoncer la folie au théâtre, elle se tordit en convulsions sur le lit, comme une démoniaque au Moyen-Age dans sa chemise de soufre, sur un lit de fagots.

- La mort !... mon cher Hector, mais la police correctionnelle ? oh ! jamais ! Elle bondit, elle passa comme un nuage blanc entre les trois spectateurs, et alla se blottir sous le bonheur-du-jour, en se cachant la tête dans ses mains.  Perdue ! morte !... cria-t-elle.

 - Monsieur, dit Marneffe à Hulot, si madame Marneffe devenait folle, vous seriez plus qu'un libertin, vous seriez un assassin...

Que peut faire, que peut dire un homme surpris dans un lit qui ne lui appartient pas, même à titre de location, avec une femme qui ne lui appartient pas davantage ? Voici.

- Monsieur le juge de paix, monsieur le commissaire de police, dit le baron avec dignité, veuillez prendre soin de la malheureuse femme dont la raison me semble en danger ?... et vous verbaliserez après. Les portes sont sans doute fermées, vous n'avez pas d'évasion à craindre ni de sa part, ni de la mienne, vu l'état où nous sommes...

Les deux fonctionnaires obtempérèrent à l'injonction du Conseiller-d'Etat. »

Comme le révèle le commissaire de police au baron juste après le départ du mari outragé et de la femme coupable, ladite « femme était d’accord avec son mari » et le baron s'était fait prendre au piège.

La Cousine Bette, c’est 1846, deux ans après l’épisode Hugo-Biart. Je me demande pourquoi Balzac a souligné avec tant d’insistance, par ses références au Dernier jour d’un condamné, le lien entre cet épisode romanesque et la vie sentimentale de celui qui était son ami (Hugo a été l’un des derniers visiteurs de Balzac mourant, il a tenu – avec Sainte-Beuve - ex-amant de sa femme Adèle - et Dumas les cordons du poêle, et a prononcé son éloge funèbre.) Il ne semble pas y avoir eu de brouille entre eux. Quid donc ?

Léonie, soutenue par Adèle Hugo, à qui Victor avait tout avoué, deviendra sous le Second Empire une femme de lettres, publiant, outre le récit de son voyage au Spitzberg en 1840, un drame et des romans. Curieuse destinée.

Quant à Sainte Beuve, quel sale type celui-là ! Il détestait Balzac (il le jalousait,sans doute), et ses relations avec la famille Hugo ont été pour le moins discutables. Il venait de publier, puis de retirer, puis de diffuser en quelques exemplaires pour les happy few, un Livre d’amour relatant de façon transparente les épisodes de sa liaison avec Adèle Hugo, peu avant que Victor ne doive se plier à l’exercice délicat de le recevoir à l’Académie. Finissons ainsi, tiens. Contre Sainte-Beuve.

 

Commentaires

1. Le jeudi, mars 1 2012, 14:46 par FRAVIR

Toujours beaucoup de plaisir à découvrir votre blog qui me donne des pistes de lecture. Merci.

2. Le jeudi, mars 1 2012, 14:55 par Agnès

Merci ! Bonnes lectures.

Agnès

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