Une rencontre. Dorchester, Juillet 1926

Je SAVAIS qu’il y avait quelque part dans le Journal de Virginia Woolf une longue évocation d’une visite chez Thomas Hardy, mais le Journal n’était plus à sa place. En fait, si. Il a réapparu hier soir au moment du coucher, sous la forme des grands volumes roses de chez Stock, alors que je cherchais les petits volumes violets de chez 10/18. Raison pour laquelle je ne les avais pas vus, alors qu’ils étaient sous mon nez. Il manque le tome I, pourquoi ? Heureusement, la visite a eu lieu au tome III, en juillet 1926, i.e. un an et demi environ avant la mort de Hardy, il avait donc quatre-vingt-six ans. Il y a dans cette rencontre quelque chose de souriant et mélancolique à la fois, souriant à cause de la sympathie qui entraîne Virginia Woolf vers Hardy, et de l’extrême courtoisie d’icelui, mélancolique à cause de son indifférence absolue à ce qui fut son travail littéraire. C’était cela qui m’avait frappée, mais mon sentiment cette fois est beaucoup moins attristé.

« Puis la porte se rouvrit encore, plus vivement cette fois, et un petit vieillard tout guilleret, aux joues rebondies, entra en trottinant dans la pièce et s’adressa à nous d’un ton jovial et entendu, comme ces vieux médecins ou notaires qui disent en vous serrant la main : ‘‘Voyons un peu’’… ou autre formule de ce genre. Il était vêtu de gris foncé et portait une cravate rayée. Il a un nez cassé, dont la pointe s’arque vers le bas ; un visage rond, assez pâle, des yeux maintenant délavés et passablement larmoyants, mais un aspect général qui demeure vif et vigoureux. (…) Il se montrait excessivement affable et conscient de ses devoirs en la circonstance, ne laissait jamais tomber la conversation, ni ne dédaignait de dire son mot. Il parla de mon père[1], dit qu’il m’avait vue au berceau (à moins que ce ne soit ma sœur, mais il pense que c’était moi) à Hyde Park (ou Park Gate plutôt, n’est-ce pas ?). Une rue très calme et c’était pour cela que mon père s’y plaisait. Curieux de penser que pendant toutes ces années, il n’était plus retourné là-bas. Il y allait souvent. ‘‘ Votre père avait accepté mon roman Far from the Madding Crowd[2]. Nous avons fait corps contre le public anglais à propos de certaines questions abordées dans ce livre. Peut-être en avez-vous entendu parler ?’’

(…) Il se rengorgea comme un vieux pigeon boulant[3]. Il a une tête très allongée, un regard énigmatique, brillant, car dès qu’il parle, ses yeux se mettent à briller. (…) Je dis que j’avais su par Wells que Mr Hardy était allé à Londres pour voir une attaque aérienne. ‘‘ Ce que l’on peut raconter, s’exclama-t-il ! C’était ma femme. Il y a bien eu un raid, un soir, alors que nous séjournions chez Barrie[4]. C’est tout juste si nous avons entendu un petit boum ! au loin. Les faisceaux des projecteurs étaient superbes. Je me disais : si une bombe tombe maintenant sur cet appartement combien d’écrivains disparaîtront ? ’’ Vraiment, à mon avis, il n’y a rien chez lui du paysan naïf. Il avait l’air d’être au courant de tout ; de n’avoir ni perplexités ni hésitations, comme s’il avait pris parti[5] une fois pour toutes, et en sachant si bien qu’il en avait fini avec son œuvre qu’il ne nourrissait plus de doute sur ce point-là non plus. Il ne s’intéressait guère à ses romans ni à ceux des autres et les acceptait tous avec simplicité et naturel[6]. (…)

J’aurais voulu qu’il me touche un mot de son travail avant que nous prenions congé, mais je fus tout juste capable de demander lequel de ses livres il aurait choisi s’il avait dû, comme moi, en choisir un pour lire dans le train. J’avais pris Le Maire de Casterbridge[7].

‘‘ On va en tirer une pièce ’’, indiqua Mrs. Hardy ; puis elle alla chercher Les Petites Ironies de l’amour[8].

‘‘ Et cela vous a-t-il intéressée ? ’’ demanda Hardy.

Je dis en balbutiant que je l’avais lu d’une traite, ce qui était vrai mais sonnait faux. De toute manière, il n’avait pas la moindre intention de se laisser entraîner sur ce terrain-là ; et il se lança dans une histoire de cadeau de mariage à offrir à une jeune dame. ‘‘ Aucun de mes livres ne peut convenir pour un cadeau de mariage ’’, remarqua-t-il.[9] ‘‘ Il faut que vous offriez un de vos livres à Mrs. Woolf ’’, dit Mrs. Hardy comme il fallait s’y attendre. ‘‘Oui, bien sûr. (…)’’.

Tous ses propos n’en demeuraient pas moins toujours raisonnables et sincères, ce qui rendait passablement odieuse l’obligation de formuler des compliments. Il semblait si détaché de tout cela ; avoir l’esprit très alerte, se plaire à décrire des personnes plutôt que de discourir dans l’abstrait : par exemple le colonel Lawrence[10] roulant à motocyclette avec un bras cassé, ‘‘qu’il soutenait comme ceci’’, de Lincoln jusque chez eux ; puis écoutant à la porte pour savoir s’il y avait quelqu’un.

‘‘ J’espère qu’il ne va pas se suicider’’, dit pensivement Mrs. Hardy, toujours penchée sur ses tasses à thé, le regard désolé. ‘‘Il dit souvent des choses de ce genre, bien qu’il n’ait jamais dit tout à fait cela, sans doute. Mais il a des cernes bleuâtres autour des yeux. Il se fait appeler Shaw dans l’armée. Personne ne doit savoir où il est. Mais cela s’est su dans les journaux.’’(…)

Enfin nous nous levâmes, nous signâmes le livre des visiteurs pour Mrs. Hardy, et Hardy emporta mon exemplaire des Petites Ironies de la vie, pour revenir à petits pas après l’avoir dédicacé, en écrivant Wolff au lieu de Woolf, qui avait dû lui causer quelques perplexités. Puis Wessex revint[11]. Je demandai à Hardy si le chien se laissait caresser par lui. Alors il se pencha pour le caresser en maître de la maison. Wessex s’éloigna, la respiration sifflante.

Nous ne surprîmes à aucun moment la moindre trace de déférence pour les éditeurs, ni de respect pour le rang, rien qu’une extrême simplicité. Ce qui me frappa chez lui ce fut sa liberté, son aisance, sa vitalité. Il faisait très « grand Victorien » qui règle tout d’un ample geste de la main (des mains sans rien d’extraordinaire, assez petites, aux doigts recroquevillés) et qui n’attache pas trop grande importance à la littérature, mais est considérablement intéressé par les faits, les événements. (…) Mrs. Hardy lui fourra dans la main un vieux chapeau gris, et il nous accompagna jusqu’à la route. (…) Nous le quittâmes alors, et il rentra chez lui en trottinant.

c'est la maison natale de Hardy - quel endroit féérique! - trouvée sur un site touristique.

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 Et Mrs. Hardy m’avait également demandé ‘‘ Connaissez-vous Aldous Huxley ?’’. J’ai dit que oui. Ils ont lu son livre qu’ils trouvent très intelligent ; mais lui ne s’en souvenait plus ; dit que sa femme devait lui faire la lecture ; que sa vue avait beaucoup baissé. ‘‘On a tout changé maintenant, dit-il. Nous pensions qu’il y avait un commencement, un milieu et une fin. Nous croyions à la théorie aristotélicienne. Et voilà maintenant qu’une de ces histoires se termine quand une femme quitte la pièce !’’. Il laissa échapper un petit rire. Mais il ne lit plus de romans.

Littérature, romans, etc., tout cela pris en bloc ne lui semble plus qu’un divertissement ; lointain aussi, et ne valant guère d’être pris au sérieux. Mais pour ceux qui y sont encore engagés, il éprouve de la sympathie et de la compassion. Quant à savoir à quoi il s’intéresse, quelles sont ses activités, vers quelle occupation il s’en est retourné en trottinant quand nous l’eûmes quitté, je l’ignore. »

Virginia Woolf, Journal[12], Dimanche 25 juillet 1926

J’ai taillé largement dans le texte, parce que c’était long à taper, et parce que je ne voulais pas être fastidieuse. Mais j’adore ce récit, c’est une merveille polyphonique, et ironique. Le seul dont on n’entende quasi rien est Leonard Woolf, pourtant compris dans le « nous », et destinataire d’un verre de whisky à l’eau, signe selon Virginia de l’attention de Hardy « aux besoins de ses visiteurs – de son attention à tout ». Mais on y voit et on y entend les menus propos insignifiants et décousus de Florence Hardy habitée d’une tendresse maternelle pour son chien, les intrusions d’icelui comme sujet de bavardage puis comme quasi convive du goûter, les allusions à un passé commun qui servent à lancer la conversation, puis son élargissement aux auteurs vivants, amis communs ou non. Le va-et-vient entre différentes strates du passé et le présent, les apartés, les incises de l’une ou de l’autre, au moment de la visite comme au temps de l’écriture. Et, sous le compte-rendu particulièrement minutieux de la visite, une réflexion sur la transmission (Virginia n’était certes pas une adepte de « la théorie aristotélicienne du début, du milieu et de la fin »), les légendes familiales ou amicales, sur l’art en ses techniques et en ses quêtes, et la mise en œuvre d’un très beau portrait d’homme et d’une très charmante et gentiment caustique scène de goûter littéraire. Virginia Woolf au meilleur de son art de conteuse, à la fois piquante, attentive et, sans doute aussi, troublée, et émue.

P.S.:  Ah oui ! et j’ai vu qu’il y avait eu en 1996 un film inspiré de Jude l’Obscur, film de Michael Winterbottom, avec un jeune Christopher Eccleston, fiévreux mais glabre (Jude est barbu et a les cheveux bouclés), et Kate Winslet dans le rôle de Sue. Eh bien ça ne va pas du tout. Pour moi, K.W. serait beaucoup plus Arabella qu’elle ne sera jamais Sue. Il y a en elle quelque chose de fiévreusement âpre et sensuel qui ne correspond absolument pas au personnage gracile, presque éthéré, et subtilement caustique de la jeune femme. Sa démarche est trop lourde et trop décidée, ses cheveux sont décolorés (pourquoi ? grands dieux ? Suzanne est brune !), son visage est trop plein, elle fume virilement… j’arrête. Erreur de casting totale, et d’interprétation. Je n’ai pas aimé les fragments récoltés sur You tube. Rien vu en revanche de la version BBC, dont j’espère qu’elle est meilleure.



[1] Sir Leslie Stephen, père de Virginia Woolf. Epoux en première noces de la fille de Thackeray. Homme de lettres très respecté, critique littéraire et théoricien du roman, il a été aussi l’éditeur, chez Cornhill Magazine de Thomas Hardy, d’Henry James ou de Stevenson, excusez du peu.

[2] Loin de la foule déchaînée (1874). Virginia Woolf est née en 1882.

[3] Espèce de pigeons qui peuvent gonfler leur jabot au point de former une boule volumineuse. (CNRTL)

[4] L’auteur de Peter Pan

[5]Pris <son> parti ?

[6] Je ne suis pas sûre de saisir le sens de cette phrase, au moins du verbe accepter, ici.

[7] Je corrige “castelbridge” dans la traduction. Publié en 1886.

[8]  Il s’agit en fait des Petites ironies de la vie/  Life’s little ironies (1894). C’est donc une coquille de la traduction

[9] [Vous imaginez recevoir Jude l’Obscur en guise de présent de noces ?]

[10] Lawrence d’Arabie soi-même. Mort – en 1935 – des suites d’un accident de moto, justement. Ne surtout pas lire l’ouvrage que lui ont consacré, à deux ! les frère Poivre.

[11] Le chien porte le nom de la province fictive où se déroulent non seulement les romans, mais une partie de l’œuvre poétique de Thomas Hardy.

[12] L’édition est de 1983. Traduction OK, sans plus, et notes remarquablement incomplètes, voire inutiles, ou à côté de la plaque.

Commentaires

1. Le vendredi, octobre 7 2011, 09:52 par Dominique

un billet très éprouvant ...il nécessite d'ouvrir le journal que j'ai en un seul tome qui pèse une tonne ! et d'aller relire ce passage ....
Hardy et Woolf j'aime bien ce couple décidément

2. Le vendredi, octobre 7 2011, 20:30 par Agnès

Alors, s'il vous plaît, regardez s'il n'y a pas quelque chose en janvier 28 à la mort de Hardy, j'ai un souvenir vague de mots de déploration, et je n'ai pas l'année 28 !

Amitiés. A.

3. Le dimanche, octobre 9 2011, 10:23 par Nathalie

Merci, Agnès, pour toutes ces belles cueillettes que l'on peut faire dans Convolvulus: de superbes photos qui fleurent bon l'automne, la découverte de ce texte de Trenet sur les noix - charmant - et tes textes sur Firmin et Les chaussures italiennes, deux lectures qui ont fait ma joie au printemps dernier. Tu me donnes envie de lire Thomas Hardy et de visiter son cottage. Une promenade virtuelle dans sa maisonnée et son jardin est possible sur le site maisonsecrivains.canalblog.com ; tu connais sans doute. (Il y a aussi Monks House!)
Bonnes récoltes d'automne à toi pour les compotes, les tartes et les lectures derrière les vitres emperlées d'une pluie de saison.

4. Le dimanche, octobre 9 2011, 12:41 par Agnès

Merci à toi pour ce que mon "tableau de bord" m'annonce comme le 300ème commentaire! (Tu n'as rien gagné d'autre que le droit de continuer à me lire !) Bon courage pour Hardy. Je n'ai pas trouvé hier à la BM Le Maire de Casterbridge, que je n'ai pas lu. C'est le troisième des grands romans, avec Tess que l'on appelle habituellement d'UBerville, le titre étant Tess of the d'URbervilles, très belle histoire pas joyeuse, joyeuse, c'est un euphémisme... En fait il y a une parenté entre l'univers de Hardy et celui de Mary Webb (dans La Renarde, par exemple). Mais je trouve que Sarn est, sur le plan romanesque, beaucoup plus accompli que Jude. Et pourtant tous les deux sont très fort, efficaces, habités. Polanski a adapté Tess - sous ce titre - avec Nastassia Kinski. Je n'avais pas adoré, mais c'est loin.

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