Mot-clé - Woolf (Virginia)

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mercredi, octobre 5 2011

Une rencontre. Dorchester, Juillet 1926

Je SAVAIS qu’il y avait quelque part dans le Journal de Virginia Woolf une longue évocation d’une visite chez Thomas Hardy, mais le Journal n’était plus à sa place. En fait, si. Il a réapparu hier soir au moment du coucher, sous la forme des grands volumes roses de chez Stock, alors que je cherchais les petits volumes violets de chez 10/18. Raison pour laquelle je ne les avais pas vus, alors qu’ils étaient sous mon nez. Il manque le tome I, pourquoi ? Heureusement, la visite a eu lieu au tome III, en juillet 1926, i.e. un an et demi environ avant la mort de Hardy, il avait donc quatre-vingt-six ans. Il y a dans cette rencontre quelque chose de souriant et mélancolique à la fois, souriant à cause de la sympathie qui entraîne Virginia Woolf vers Hardy, et de l’extrême courtoisie d’icelui, mélancolique à cause de son indifférence absolue à ce qui fut son travail littéraire. C’était cela qui m’avait frappée, mais mon sentiment cette fois est beaucoup moins attristé.

« Puis la porte se rouvrit encore, plus vivement cette fois, et un petit vieillard tout guilleret, aux joues rebondies, entra en trottinant dans la pièce et s’adressa à nous d’un ton jovial et entendu, comme ces vieux médecins ou notaires qui disent en vous serrant la main : ‘‘Voyons un peu’’… ou autre formule de ce genre. Il était vêtu de gris foncé et portait une cravate rayée. Il a un nez cassé, dont la pointe s’arque vers le bas ; un visage rond, assez pâle, des yeux maintenant délavés et passablement larmoyants, mais un aspect général qui demeure vif et vigoureux. (…) Il se montrait excessivement affable et conscient de ses devoirs en la circonstance, ne laissait jamais tomber la conversation, ni ne dédaignait de dire son mot. Il parla de mon père[1], dit qu’il m’avait vue au berceau (à moins que ce ne soit ma sœur, mais il pense que c’était moi) à Hyde Park (ou Park Gate plutôt, n’est-ce pas ?). Une rue très calme et c’était pour cela que mon père s’y plaisait. Curieux de penser que pendant toutes ces années, il n’était plus retourné là-bas. Il y allait souvent. ‘‘ Votre père avait accepté mon roman Far from the Madding Crowd[2]. Nous avons fait corps contre le public anglais à propos de certaines questions abordées dans ce livre. Peut-être en avez-vous entendu parler ?’’

(…) Il se rengorgea comme un vieux pigeon boulant[3]. Il a une tête très allongée, un regard énigmatique, brillant, car dès qu’il parle, ses yeux se mettent à briller. (…) Je dis que j’avais su par Wells que Mr Hardy était allé à Londres pour voir une attaque aérienne. ‘‘ Ce que l’on peut raconter, s’exclama-t-il ! C’était ma femme. Il y a bien eu un raid, un soir, alors que nous séjournions chez Barrie[4]. C’est tout juste si nous avons entendu un petit boum ! au loin. Les faisceaux des projecteurs étaient superbes. Je me disais : si une bombe tombe maintenant sur cet appartement combien d’écrivains disparaîtront ? ’’ Vraiment, à mon avis, il n’y a rien chez lui du paysan naïf. Il avait l’air d’être au courant de tout ; de n’avoir ni perplexités ni hésitations, comme s’il avait pris parti[5] une fois pour toutes, et en sachant si bien qu’il en avait fini avec son œuvre qu’il ne nourrissait plus de doute sur ce point-là non plus. Il ne s’intéressait guère à ses romans ni à ceux des autres et les acceptait tous avec simplicité et naturel[6]. (…)

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