Balzac - La Femme abandonnée

Entre Bayeux (1) et Genève, et retour, cette brève nouvelle embrasse en une trentaine (?) de pages (quinze dans mon édition double colonne), dix années, de 1822, début de l’histoire, à 1832, sa fin, qui est aussi l’époque de la rédaction et de la première publication. Dix années où se joue le destin de l’une des plus belles figures de La Comédie Humaine, Claire de Bourgogne, madame de Beauséant, reine du Faubourg Saint Germain retirée et recluse depuis Le Père Goriot et l’abandon du marquis d’Ajuda Pinto au fond de la campagne normande.

Commencée sur un mode plaisamment satirique, cette Scène de la Vie Privée s’ouvre par un très amusant tableau des mœurs fossilisées de la province : le romancier  vient de faire descendre au lecteur les différents échelons de l’aristocratie provinciale, tableau qui se conclut ainsi :

« Puis enfin deux ou trois ecclésiastiques sont reçus dans cette société d'élite, pour leur étole, ou parce qu'ils ont de l'esprit, et que ces nobles personnes, s'ennuyant entre elles, introduisent l'élément bourgeois dans leurs salons, comme un boulanger met de la levure dans sa pâte.

La somme d'intelligence amassée dans toutes ces têtes se compose d'une certaine quantité d'idées anciennes auxquelles se mêlent quelques pensées nouvelles qui se brassent en commun tous les soirs. Semblables à l'eau d'une petite anse, les phrases qui représentent ces idées ont leur flux et reflux quotidien, leur remous perpétuel, exactement pareil : qui en entend aujourd'hui le vide retentissement l'entendra demain, dans un an, toujours. Leurs arrêts immuablement portés sur les choses d'ici-bas forment une science traditionnelle à laquelle il n'est au pouvoir de personne d'ajouter une goutte d'esprit. La vie de ces routinières personnes gravite dans une sphère d'habitudes aussi incommutables que le sont leurs opinions religieuses, politiques, morales et littéraires.

Un étranger est-il admis dans ce cénacle, chacun lui dira, non sans une sorte d'ironie : -- Vous ne trouverez pas ici le brillant de votre monde parisien ! Et chacun condamnera l'existence de ses voisins en cherchant à faire croire qu'il est une exception dans cette société, qu'il a tenté sans succès de la rénover. Mais si, par malheur, l'étranger fortifie par quelque remarque l'opinion que ces gens ont mutuellement d'eux-mêmes, il passe aussitôt pour un homme méchant, sans foi ni loi, pour un Parisien corrompu, comme le sont en général tous les Parisiens. »

            C’est dans ce monde que tombe, pour raisons de santé, le jeune Gaston de Nueil, 23 ans. C’est dans ce monde, où il avait commencé à s’endormir qu’il va d’abord rêver à, puis rencontrer la blonde et royale recluse, qu’il saura suivre jusqu’à Genève.

Quelque intuition bienvenue m’a fait lire la préface après la nouvelle, sans quoi j’en eusse connu trop tôt le dénouement. C’est un texte magnifique, ponctué de longues lettres, qui, chacune à son tour, expriment en quelque sorte l’âme des deux amants, tout en jouant leur rôle dramatique dans l’intrigue. Texte bref, sobre, sans gras. Portrait déchirant - et classique - d'une amante, et d'une femme libre.


(1) : C'est à Bayeux, je m'en avise, lieu donc peu propice au bonheur, que le malheureux Roger de Granville courtise et épouse son amie d'enfance Angélique Bontemps, devenue une indécrottable bigote. Roger et Angélique, comme dans Le Tasse. Mariage malheureux évoqué dans Une Double famille.

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