Richard Price - Le Samaritain

Des quartiers dégradés, rongés, effilochés par ce que la misère, l’idéologie, la technocratie ont fait d’eux au fil des décennies, des familles, appesanties et disloquées par des générations de dèche, de débrouille et de dépendance, des individus, entre destruction et construction, entre déprime et liberté.

Tel est le fond, gris sale au dehors, très noir au-dedans, sur lequel s’établit, s’emboîte l’intrigue du Samaritain, de Richard Price. Construit, sur un mode cinématographique, en brefs chapitres éclatés (mais toujours raccord, Ray est scénariste) passé /présent de janvier à mars d’une année au décor incertain, entre la zone de Dempsy, New Jersey, où a grandi Ray Mitchell, New York City, et une maison du quartier de Little Venice, au bord de l’Hudson, où il vit désormais - eau, ciels, vaste paysage urbain inachevé, statue de la liberté érigée, solitaire.

Il y a quatre familles, qui gravitent autour de quatre individus : pour le passé, Ray et Nerese alias Tweetie, liés depuis l’enfance par une dette de reconnaissance. C’est la première histoire que conte Ray à sa fille Ruby. Pour le présent Ruby, la fille adolescente de Ray, Salim, son ancien élève entre talent et dérive, et Danielle, la fille de Carla, liés eux aussi à lui par une dette de reconnaissance. Car Ray est un Don Quichotte insatiable, effréné, compulsif. Bourrelé de remords plus ou moins explicites et éperdument porté à secourir la veuve et l’orphelin, sur fond de dèche, de drogue, de violences raciales.

« Ce casting constamment en noir et blanc la rendait mal à l’aise, non, la rendait furieuse, mais sa colère était tempérée par l’intuition que la pulsion qui était en lui ne concernait pas vraiment la race, qu’en fait l’élément racial, le choc des couleurs, la pauvreté noire, celle des Latinos, tout cela n’était que la toile de fond, le décor, une commodité, les lycées et les cités de Dempsy et autres lieux lui offrant une sorte de mare poissonneuse où il pouvait vivre son altruisme – quel autre nom donner à ce besoin si parfaitement égoïste ? – encore et encore chaque fois que l’occasion s’en présentait, et qu’il était tellement submergé par ce besoin qu’il était prêt à risquer sa vie étourdiment, désespérément, à la voir mise en jeu chaque fois, jusqu’à ce qu’il finisse par tirer l’as de pique, et qu’il obtienne la notice nécrologique qui le justifierait, qui lui ferait monter les larmes aux yeux, si seulement il trouvait un moyen de revenir d’entre les morts. »

Telles sont les pensées, subtiles et perspicaces de Nerese la flicque, qui a décidé de savoir envers et contre tout par qui, et pourquoi Ray Mitchell s’est fait sauvagement casser la gueule, chez lui, un soir de janvier, et pourquoi il refuse absolument de le dire.

C’est un excellent roman noir. Pas vraiment psychologique, puisque l’on ne sait de Ray et de son passé que ce qu’il en conte. L’humanité qu’il met en scène est très profondément lézardée, brisée, broyée par la vie, mais le regard porté sur elle par l’auteur est aigu et clairvoyant, loin de tous les clichés sur le problème noir, les banlieues, les addictions diverses. C’est un livre subtil et humaniste. Et son « samaritain » (le titre américain est justement « Samaritan ») égaré dans les replis obscurs de sa culpabilité et ceux de la société américaine – qui ne fait pas envie, que l’on n’a aucunement le désir de voir ériger en modèle, avec sa passion du formalisme et des idées reçues, justement ! – est un personnage complexe, déroutant, irritant. Tout, sauf édifiant. Dont le lecteur, jusqu’à la dernière ligne, ne lâche  pas l’histoire, admiratif et sur le qui-vive.

Et la traduction ? pas mal, si elle ne construisait pas le verbe « enjoindre » de travers. On enjoint qqch À qqun.  À « me », ou « te » correspond dans ce cas pour la troisième personne du singulier : « lui ». On n’écrit donc pas « l’enjoignit-elle », mais « LUI enjoignit-elle ». Grrr ! ! !

Un truc bizarre, aussi : dans cet univers, on ne regarde pas quelqu'un, on "établit le contact visuel"... My goodness!

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