Carmen Laforet - Nada

Quel beau roman ! écrit et publié par une toute jeune femme de vingt-trois ans dans l’Espagne de l’après guerre civile. Qui a signé la renaissance du roman espagnol, nous dit la quatrième de couverture. Mais comme je ne connais rien du roman espagnol d’avant-guerre (seulement un peu la poésie et le drame), je vais m’efforcer de déchiffrer en quoi réside, pour moi, son charme intact.

 Une jeune femme, une ville, la mer, l’amour, l’amitié. Et les ruines d’une après-guerre. J’ai déjà chroniqué un livre sur un tel sujet. C’était La Baie de midi de Shirley Hazzard (1970). Mais alors que Jenny trouvait à Naples une indépendance et un arrachement propices à sa renaissance, Andrea, qui est toute jeune, revient dans la Barcelone de son enfance pour se faire saisir, enserrer, étouffer dans les ruines, le désespoir, la poussière d’une famille dévastée par les séquelles de la guerre civile. Toutes deux sont orphelines, mais si la première s’est détournée de son passé, la seconde s’y retrouve brutalement, inexorablement, plongée. Je ne vais pas revenir à La Baie de midi, mais il est étonnant de penser à quel point on retrouve dans Nada (au demeurant antérieur de 25 ans, et plus bref), le sentiment  de lire le « roman d’une âme ». Le regard de la narratrice égarée – et, en outre, affamée - qui filtre un réel instable, essaie de saisir, d’ordonner, de comprendre la complexité des relations entre les êtres. Très peu de choses donc, sinon l’éveil d’une personnalité et d’une indépendance dans le lacis des ruelles d’un port de la Méditerranée ponctué de jardins et d’antiques monuments : baroques à Naples, à Barcelone gothiques.

 L’action, si action il y a, multiple, sinueuse, déchiquetée en quelque sorte, s’organise autour de la place de l’Université, où débouche la rue Aribau. Tels sont les deux pôles de la vie d’Andrea, entre l’appartement familial livré à la misère, à la fureur, aux fantômes, et le lieu des études et des rencontres. Au fil du roman, la jeune fille gagne une forme de liberté, dans ses errances de part et d’autre de la Rambla, la grande avenue qui descend vers le port, entre le quartier gothique et le quartier chinois, deux lieux obscurs, labyrinthiques, et les espaces ouverts des jardins, du port, de la plage.

Les premières pages, toutes illuminées de la passion de vivre qui possède la jeune narratrice, voient brusquement leur charme brisé dès son arrivée nocturne au milieu d’une famille de spectres, qui aussitôt, s’emparent, ou tentent de s’emparer d’elle.

Quelques notes sur les personnages principaux :

Les gens du monde ancien : la tante Angustias, enfermée dans une vision étroite, archaïque, sans issue, des relations entre les hommes et les femmes et qui fuit, pour enfermer au couvent sa vie de pécheresse, après avoir fait enfermer la femme de son amant, et tenté d’enfermer Andrea elle-même. Elle est celle qui interdit, qui menace rétrospectivement et fantasmatiquement Andrea des coups qu’elle lui aurait donnés si elle l’avait eue sous sa coupe. Etroitement attachée à des possessions matérielles, réduite à l’espionnage et au désespoir. Angustias, l’Angoisse, à l’odeur de naphtaline et d’encens.

La grand-mère, pathétique et infantile, passionnément vouée à tenter, envers et contre tout, de nourrir et d’abriter tous ceux qu’elle croit devoir protéger, le bébé (anonyme, toujours), sa nièce, ses fils ennemis, sa bru. Toujours éveillée, toujours s’interposant, spectrale et égarée.

Le couple Juan / Gloria, uni par la guerre, désuni par la paix. Gloria comme une allégorie du peuple, ses cheveux rouges, sa débrouillardise roublarde. Bonne fille, comme elle le revendique sans cesse, sans intelligence ni morale (encore qu’elle soit infailliblement loyale à son amour pour Juan, si dégradé soit-il).

Roman enfin au nom si littéraire, ange déchu, enclos dans son perchoir sur fond de flammes et de fumée odorante. Plus bas, dans la cuisine sordide, ses deux satellites : Trueno, le chien-Cerbère, et la bonne Antonia, âme damnée. Quant au perroquet, inadvertance sans doute de la jeune écrivaine, il disparaît en cours de récit. Car Roman est aussi celui qui séduit, outre les êtres, les bêtes, avec sa parole et sa musique. Un Orphée violoniste, contaminé par Satan, et qui entraîne en Enfer.

Autre personnage infernal : le vieux mendiant barbu qui guette Andréa dans les rues du Barrio Gótico, sorte de Charon auquel elle doit, malgré sa faim, payer l’obole de cinq pesetas.

Les jeunes hommes : Pons, velléitaire, soumis à sa mère, Gerardo, machiste et sans imagination, Iturdiaga, égocentrique. Seul Jaime (J’aime ?), sait aimer Ena avec tendresse et générosité. Comme Luis, son père, l’a fait avec sa mère. Ce sont eux qui ouvrent à l’avenir.

 Histoires de familles, de secrets tus qui étouffent et unissent. Le charme est lié, non pas au personnage principal lui-même, gauche et encore emprisonné dans sa chrysalide, mais à la sympathie de son regard sur le monde et sur les autres, si fous et destructeurs soient-ils. À l’inventivité de la forme, sorte de rhapsodie de récits, de dialogues, de voix, de visions. À la beauté du style, rempli d’images et intensément romantique – même s’il y a, parfois, un peu trop d’adjectifs.

Contrairement à ce que m’en faisait attendre le titre, ce roman n’a rien à voir avec le Nada de Jean-Patrick Manchette, ce Nada-là n’est pas un roman nihiliste, et le titre a sans doute été conservé en espagnol à cause du poème liminaire de Juan Ramón Jiménez, que voici :

Nada (fragment)

 Parfois, une saveur amère,
Une mauvaise odeur, un bizarre
Jeu de lumière, un son discordant,
Un contact un peu nauséeux,
S’emparent de nos sens
Tels des réalités définitives,
Et nous apparaissent comme
La Vérité insoupçonnée.

Incitation à lire comme révélateurs les mirages et les visions diurnes ou nocturnes qui ponctuent le récit, étroitement mêlés au fil de la narration : images cauchemardesques d’un réel halluciné et nourri de références picturales (Goya, bien sûr, mais aussi Picasso, ou James Ensor, ou le Douanier Rousseau, pour sa Guerre), qui révèlent à la fois l’Espagne muselée, subjuguée, de la période franquiste, et les secrets enfouis de la famille qu’elle a contribué à disloquer. Sous Franco, et en 1944 qui plus est, tout ne pouvait pas explicitement se dire. A travers l’histoire de famille, le roman dit le malheur, la pauvreté, la faim, le déclassement, les trahisons et les conflits cachés. Mais aussi la naissance à elle-même, par la bienveillance, l’obstination et l’amitié, d’une jeune femme qui veut exister. Andrea, « la virile » ? égarée mais attentive, avec ses rêves allégoriques où se dévoile ce qui est tu.

« Je descends l’escalier lentement, émue. Je me rappelle ma terrible espérance, mon besoin de vie, quand je l’ai montré la première fois. Je m’en vais maintenant sans avoir rien connu de ce que j’attendais confusément : la vie dans sa plénitude, un intérêt profond, l’amour. De la maison de la rue Aribau, je n’emporte rien. Du moins, c’est ce que je crois. »

          Rien, sinon les violentes impressions d’une année passée dans cette demeure peuplée de possédés. Ce sont eux qui ont poussé Andréa vers Madrid et ses lendemains. Eux aussi qui, dans le monde dépecé, conservateur, machiste de l’Espagne franquiste, font entendre les échos de l’Histoire par la voix d’une jeune autrice qui affirme sa liberté, sa vérité, son espoir, dans l’arrachement aux vieilleries, - et dans l’écriture.

                                                   ***

Une touffe de "Dames d'onze heures", pour célébrer avec le printemps les errances nocturnes d'Andrea. Et merci à Christine, qui m'a offert ce beau roman.

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