Benny Barbash - Little Big Bang

Little Big Bang, de Benny Barbash, est un conte philosophique. Une famille juive ancrée dans la conviction qu’Israël est de toute éternité et en toute propriété la terre ancestrale des Juifs, un père de famille un peu enrobé qui développe à la suite d’un régime l’étrange symptôme d’un olivier poussant dans son oreille (je ne crois pas qu’il soit précisé de laquelle il s’agit), tel en est l’argument. C’est amusant, et grave en même temps. Il y a des tas de scènes très enlevées, et satiriques en diable, entre le grand-père astrophysicien qui met tous les événements individuels en perspective avec l’avenir de la terre – toujours catastrophique voire apocalyptique, mais à des échelles de temps gigantesques -, la grand-mère catégorique et puis le père, la mère et les deux enfants, c’est le fils, Assaf, qui est le narrateur. Il y a aussi l’autre grand-mère, qui a fini par céder aux instances de sa fille et fait des « ateliers Shoah » en famille pour éviter à ses petits-enfants d’être porteurs d’une souffrance innommée. Il y a des scènes très théâtrales, et très enlevées – l’auteur est dramaturge et scénariste -, comme celle-ci :

(La mère se réveille heureuse après une nuit conjugale, et découvre alors l’olivier qui a commencé à sortir de l’oreille de son mari.)

‘‘Après avoir chaussé ses lunettes pour vérifier que ce qu’elle avait vu était bel et bien ce qu’elle croyait voir, elle décida de les enlever et de refermer les yeux. Peut-être que tout ce qui s’était produit jusqu’à l’instant où elle avait refermé les yeux n’était qu’un rêve. Un rêve tellement étrange qu’il serait intéressant d’en parler lors de sa prochaine séance. Cette pensée l’encouragea un tant soit peu. Ces derniers temps, ses séances de thérapie avaient souvent été gaspillées en silences, ce qui plaisait peut-être à la thérapeute, qui recevait ses honoraires quoi qu’il arrive, mais nullement à Maman qui la payait à la minute et non au nombre de mots qui sortaient de sa bouche. Payer quatre-cents shekels pour une séance au cours de laquelle maman prononce, disons, dix mots, revient à quarante shekels le mot, ce qui fait vraiment très cher la séance, quand bien même elles discuteraient en latin ou en sanskrit.

       

Papa fit le même calcul et conseilla à Maman de parler le plus possible, afin de baisser le coût du mot et rentabiliser les séances d’un point de vue financier. De tous les autres points de vue, d’après lui, cette thérapie ne valait rien. Il avait pris une feuille de papier qu’il se mit à couvrir de chiffres :

      « Il n’est pas étonnant que vous ayez épuisé tous les sujets de conversation au bout de 248 séances ! de quoi peut-on bien papoter après 12 400 minutes de conversation, pratiquement 207 heures ? demanda Papa, en secouant la feuille. Avec qui as-tu parlé 207 heures dans ta vie ?
-  Certainement avec toi, non ?
-  Enfin, Smadar, lança Papa sur un ton méprisant, fais le calcul toi-même. Nous parlons peut-être en tout et pour tout deux minutes par jour, et crois-moi, c’est deux fois plus qu’un couple moyen.
-  Rien que maintenant, nous parlons davantage.

-  Parce que nous parlons du temps que nous passons à parler et que les discussions sur le temps passé à parler prennent toujours plus de temps que les discussions elles-mêmes. Pense à tous ces jours au cours desquels nous ne disons rien, ou lorsque nous nous contentons d’un bref compte-rendu sur ce qui s’est produit, ou sur ce qui doit se produire, du genre : tu as payé la taxe foncière ?  tu as appelé un réparateur pour la machine à laver ?
-  C’est vraiment odieux, ce que tu me racontes là, déclara Maman après un instant de réflexion.
-  C’est bien pour cela que tu vas chez la psy, non ? 
-
  Mais chez elle je ne parle pas davantage et c’est tout aussi déprimant.
-  A la lumière de ce constat…, commença Papa, avant de s’interrompre pour se lancer dans un autre calcul : Après avoir sorti 99200 shekels en séance de thérapie, tu devrais te retrouver à la maison, d’excellente humeur.
- J’ai payé tout ça en séances de thérapie ? » demanda Maman, effrayée.

Papa lui mit sous les yeux la feuille avec le détail des calculs et lui expliqua à nouveau sa théorie selon laquelle les petites dépenses s’ajoutent aux grandes dépenses qui, à leur tour s’ajoutent aux énormes dépenses, de même que « la libération d’Israël s’est faite dunam après dunam et chèvre après chèvre » […].

Maman se sentit très coupable d’avoir gaspillé tant d’argent en silences, tout au long de l’année passée. On comprend donc aisément qu’en décidant, ce matin-là, que l’arbre dans l’oreille de Papa n’était rien de plus qu’un rêve, elle se fût sentie heureuse. Avec un rêve de ce genre, on pouvait facilement tenir trois ou quatre séances au cours desquelles on parlerait surtout de sexe, parce que l’oreille de Papa est féminine tandis que l’olivier est masculin, et ces considérations amèneront la psy à poser à Maman toutes ces questions qu’elle aime tant, comme par exemple ce qu’ils ont fait hier soir, avant de se coucher.

Lorsque Maman eut décidé que la réalité n’était qu’un rêve, elle garda les yeux fermés afin que la métamorphose se produise pour de bon. Si la réalité peut influer sur nos rêves, pourquoi l’inverse ne serait-il pas vrai ?’’

 Voilà. Ratiocinations arithmétiques, flux de la narration sinuant entre passé et présent, à vous de découvrir le reste, sachant que, comme dans tout conte philosophique, les personnages sont des types, et, à ce titre, passablement désincarnés. Si l’on sourit à la lecture de Little Big Bang, et que l’on y réfléchit sur la situation israélo-palestinienne, qui en est évidemment le sujet principal, les lecteurs de My First Sony ne retireront certes pas de cette seconde lecture un même sentiment de plénitude romanesque.

   Sur Le Littéraire, une interview intéressante quoique ancienne de Benny Barbash, qui montre combien les genèses de My First Sony et de Little Big Bang sont liées.

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