Le decemfaminat littéraire

Il en avait de ces inventions lexicales, Vallès ! « decemfaminat », de decem, dix, et fama, la gloire, la renommée. Les « dix gloires de la littérature », ou les « dix faiseurs de gloire de la littérature » ? Ou les « dix qui attisent la famine » ? le mot n’a pas pris, trop précieux, trop ambigu, trop... amphigourique ? trop spécialisé - l’emploi en eût été très accidentel. Une fois par an, et encore. Je m'offre le plaisir de le ressortir, in contextu, parce les choix littéraires des dix vieillards de Drouant m’irritent presque chaque année, que je me demande toujours quelle sorte de lecteurs ils sont,  quelle sorte d’écrivains. Combien peu le plaisir de lire et de faire lire semble les occuper, le talent littéraire, l’inventivité narrative, le goût de la langue. Très français en cela, ils jugent sur l’idée : « l’idée, c’est que... », triste leitmotiv qui ouvre le moindre débat, le moindre exposé. Jamais plus loin que l’idée, et quant à l’élaboration requise par la pensée, on l’attend toujours. Cette année, l’idée devait être qu’on ne pouvait plus longtemps ignorer l’injustice littéraire qui avait autrefois frappé « l’ennemi public ». Le voilà, les voilà racheté(s).

 Le texte ci-dessous date de 1896, année de la publication du testament d’Edmond. Je l’ai retrouvé dans mon édition du Club Français du livre, introduction et notes de Gaston Gilles, 1953. La vision qu'il donne du métier d'écrivain est sans doute romantique, mais il y anticipe aussi avec lucidité bien des failles du système Goncourt...

 

Paris littéraire n’est pas encore revenu de l’impression de stupeur qu’a produite la divulgation du secret académique d’Edmond de Goncourt...

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Comment ! Il se moque de l’Académie des quarante et il veut fonder l’académie des dix !

Mais elle sera plus sotte et plus injuste, plus impuissante et plus lâche que celle qui loge devant le pont des Arts.

On reproche à cette vieille fille de recevoir, dans son sein, les notoriétés fades, les renommées médiocres, les gloires blettes. Elle est le thermomètre de la banalité publique. Ce n’est pas un crime.
D’ailleurs, si les crapauds du marais sont en majorité dans cette Convention endormie, on y voit aussi le spectacle des grands talents et, de temps en temps, dans des bandelettes de momie, la carcasse des gloires. On prend là sa retraite, quand on est las de la lutte et qu’on n’a plus le feu sacré. Les quarante sont les nez d’argent des littératures, des théories et des politiques finies !
Devant ce tombeau, Edmond de Goncourt a pensé à placer un berceau, sans deviner que sa  pensée allait encore plus à reculons que celle de l’Académie. Elle n’est qu’une écrevisse, - la sienne serait un vampire qui boirait le sang des vivants au lieu de manger la chair des morts.
Il offre une prime à la servilité. Il présente la pâtée des chiens aux loups. Il noue son bouchon de paille à la queue des pur-sangs, il émascule les forts, il abeilardise les virils, il promet le repos, la paix, à qui a besoin, pour avoir du feu et du sang, de traverser mille aventures basses ou nobles, d’avoir souffert mort ou passion.

A ce capitaine des  idées qui s’appelle l’écrivain, il faut pendant ses années de conscrit le lit dur, le rata maigre, le jeûne même, et la nuit à la sale étoile, passée avec des souliers troués, dans la boue !
Mais voilà que si l’on est sage, suivant l’Evangile de saint Goncourt, des prêtrards qu’il aura nommés, comme sont nommés les visiteurs des pauvres, vous donneront une récompense, et signeront un bon qui vous vaudra six mille francs à la banque, six mille beaux francs !
Pour les gagner, si vous saviez combien on éteindra d’éclairs, combien on noiera de colères, ce qu’on cachera de mépris, et ce qu’on interrogera de portiers !
Dam ! il faut savoir ce que pensent et comment vivent les exécuteurs testamentaires du fondateur de la nouvelle Académie. On passera la nuit sous leurs fenêtres, comme des mouchards ou des musiciens mendiants. Le jour, on embrassera leur moutard ou l’on caressera le chien, on mouchera le nez de l’un, on ramassera les crottes de l’autre. A la lettre.
On passerait bien là-dessus, si pénible qu’il fût de voir des pingouins s’abriter sous l’aile de ces oiseaux de large envergure qui avaient porté leur nid si haut ! mais n’est vil que qui veut être vil. Sa pleutrerie après tout n’engage que le pleutre.
Le danger est bien autre !
Il réside dans cette constatation : qu’un homme de grand style et de grand courage va faire la courte échelle aux insignifiants et aux lâches, aux moment où il croit encourager les tempéraments verts, les vocations hardies, et donner le branle à toute une insurrection littéraire !
Il enrégimente tout simplement les poltrons qui ont peur de la famine ou qui reculent devant elle, ce qui est leur droit, mais les mêmes gens auraient trouvé dans le ruisseau, où se sont décollées leurs illusions, le clou de leur talent, si talent ils devaient avoir.
En tout cas, on n’a  jamais une autorité d’écrivain, s’il n’y a pas des gouttes de sang dans l’écritoire d’où sortent les articles ou les livres, si ce n’est pas sa propre peau balafrée de blessures fraîches ou de cicatrices, dont voit encore les mâchures blanches, que l’auteur colle sur le papier !
La misère est la grande nourrice ! – je devrais dire la souffrance !
Par hasard, l’homme qui a songé à créer le decemfaminat littéraire n’a jamais connu la longueur des jours sans pain, et l’ironie des promenades dans des chaussures sans semelles.
Mais on dit, et il a lui-même conté dans des préfaces qui sont  des confessions, que la douleur avait mordu sur lui d’une façon cruelle, et que ses soirs de bataille littéraire et théâtrale avaient souvent été ensanglantés comme des ciels de soleil couchant.
C’est un saignant, malgré les soixante mille livres de rente qu’il parle de distribuer après sa mort aux littérateurs qui penseront comme lui. Car il faudra qu’ils pensent comme il pensait, pour décrocher la timbale que promet son testament.
Qu’est-ce donc que ce legs-là, sinon la queue dorée d’une opinion vieillotte et rancie ! je n’avais pas besoin de savoir que M. de Goncourt était un admirateur du XVIIIe siècle, un suranné galant de Marie-Antoinette. Je l’aurais certes deviné.
Il semblerait qu’il croit que la littérature se transmet comme une couronne, et qu’il y a une dynastie d’idées à défendre !
Allons donc ! le réalisme, le naturalisme, crèveront après le classicisme et le romantisme. Ce serait à cracher sur la littérature, si la révolution ne l’emportait pas dans son torrent !
Une  façon d’écrire serait immobilisée, sanctifiée ?

Qu’on me ramène aux quarante !

 http://www.courrierinternational.com/article/2010/11/09/le-goncourt-a-houellebecq-une-tuile-pour-l-edition

 

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