Ru - Kim Thuy

Ru, disposé verticalement, c’est le titre sibyllin de ce bref ouvrage. Récit ? roman ? le nom de la narratrice Nguyēn An Tįnh, est différent de celui de l’auteur : Kim Thúy. Il y a donc distance, si mince soit-elle, entre ce qui est conté par le « ''je'' » du texte et son auteur.
Ru donc. Cette syllabe fait vibrer ensemble le mot vietnamien qui signifie « bercer», « berceuse' », et le mince ruisseau qu’elle évoque en français. « Écoulement de larmes, d’argent, de sang », précise le Robert Historique cité en épigraphe. Tout y est, ou presque.
Il est très difficile de donner une idée de la singularité essentielle de ce livre. Sous forme de brefs chapitres dont les plus longs font moins de deux pages, et le plus bref, me semble-t-il, quatre lignes, de Saïgon à Granby (Canada), New York, Paris, Hanoï, l’auteur construit sur trois générations et même au-delà le kaléidoscope cohérent d’une expérience de la guerre et de l’exil. Non seulement la sienne, mais celle de ses parents, de ses proches, et des « gens du pays » auxquels est dédié le livre.
Par petites touches sobres s’y reconstituent des fragments de mémoire, mêlant l’évocation crue et sans pathos ni complaisance de scènes vécues par les « boat people » à des scènes d’avant et d’après l’exil qui a conduit une famille de notables saïgonais jusqu’à Granby, son lac, son zoo, ses bénévoles accueillants. Les boat people, c’est la fin de mes années de lycée. Je ne crois pas avoir jamais lu des horreurs physiquement dégoûtantes comme celles qui sont narrées ici (l’enfant galeux ''bercé'' par sa mère à la lueur d’une unique ampoule dans la cale surpeuplée d’un bateau où circule un pot de pisse, l’invasion grouillante des vers blancs surgis les jours de pluie d’une immense fosse septique dans un camp surchauffé en Malaisie) racontés avec une telle neutralité comment dire ? poétique ? élégante ? courtoise ?

Ce livre est un don multiple. Offert comme la voix dont ils sont peut-être privés à ceux qui ont vécu les mêmes expériences (M. An, le juge devenu balayeur et « autiste », M. Minh, l’étudiant en Sorbonne devenu livreur qui a enseigné à l’auteur le goût des mots, des nuances, de l’écriture, sa cousine Sao Mai, les oncles et les tantes numérotés selon la coutume vietnamienne), mais offert aussi à ceux qui ont su accueillir malgré les malentendus ces égarés de l’Histoire, à ses fils, et à tous « les hommes de bonne volonté », il construit comme musicalement le récit d’un destin individuel, familial, et celui d’un peuple. C’est une réflexion sur le dire et le silence, sur l’amour, la douleur, le rire, la transmission. Sur ce qui des sensations, saveurs, odeurs, textures, formes, construit l’homme au-delà même des sentiments. Sur l’humanité au cœur de l’inhumain. Sur la façon dont on survit, puis dont on renaît à l’Histoire. Écrit en français – merci – c’est un livre sur la distance, sur le détachement, sur le lien. Un nouveau témoin de l’inventivité formelle extraordinaire de la source autobiographique dans les lettres d’aujourd’hui.
Et je clos mon propos hésitant en faisant entendre les dernières lignes du texte.

« En trente ans, Sao Mai a resurgi comme un phénix renaissant de ses cendres, tout comme le Vietnam de son rideau de fer et mes parents des cuvettes de toilettes de l’école. Seuls autant qu’ensemble, tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s’élancer vivement vers le grand espace bleu, décorant ainsi le ciel de mes enfants, leur dévoilant qu’un horizon en cache toujours un autre et qu’il en est ainsi jusqu’à l’infini, jusqu’à l’indicible beauté du renouveau, jusqu’à l’impalpable ravissement. Quant à moi, il en ainsi jusqu’à la possibilité de ce livre, jusqu’à cet instant où mes mots glissent sur la courbe de vos lèvres, jusqu’à ces feuilles blanches qui tolèrent mon sillage, ou plutôt le sillage de ceux qui ont marché devant moi, pour moi. Je me suis avancée dans la trace de leurs pas comme dans un rêve éveillé où le parfum d’une pivoine éclose n’est plus une odeur, mais un épanouissement ; où le rouge profond d’une feuille d’érable à l’automne n’est plus une couleur, mais une grâce ; où un pays n’est plus un lieu, mais une berceuse.

Et aussi, où une main tendue n’est plus un geste, mais un moment d’amour, prolongé jusqu’au sommeil, jusqu’au réveil, jusqu’au quotidien ».

C’est chez Liana Levi, encore, avec, en ouverture de chaque chapitre, une majuscule comme une lettrine sobre, en gras, haute de deux lignes. Plaisir du texte, plaisir du livre en lui-même. Autre livre offert, dont je remercie Anne-Pascale (et sa libraire bien inspirée).

Tiens je vois en gougueulisant que le livre a obtenu le prix RTL-Lire. L’autrice est charmante.

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