Andrea Camilleri - La Forma dell'acqua (1994)

Je l’avais déjà lu, La Forme de l’eau. Mais je me suis trompée en l’empruntant. À cause sans doute du titre, très réussi, énigmatique et poétique à la fois, qui m’a attirée derechef. Le roman en donne la clé et l’illustre subtilement. C’est la première enquête du commissaire Salvù Montalbano, hommage de Camilleri à son collègue espagnol récemment décédé Montalban, et à leur goût commun pour la bonne cuisine (Camilleri je suppose, Montalban et Montalbano à coup sûr). Car le commissaire est gourmand, et l’on salive à l’idée des pâtes à l’huile et à l’ail, de la recette de poulpe seulement suggérée de l’épouse du questeur, ou des « frites croquantes et laissées un moment à égoutter sur le papier brun ». Je le vois, le papier brun, comme si j’y étais, ce papier brun absorbant des cornets à friture où l’on pioche avec les doigts, brûlante, la « frittura mista », qu’elle soit de mer ou de rivière, ahhhhhhhh !
Nous sommes donc à Vigàta, en Sicile, du côté de Montelusa. Ni l’une ni l’autre ville n’existent, même si la première se nourrit étroitement du Porto Empédocle natal de l’auteur, et la seconde d’Agrigente.

On y parle une langue dont le traducteur, Serge Quadruppani, a pris bien soin d’expliquer dans la préface qu’elle était une transposition « française » de l’étrange langue littéraire de l’auteur, sa « langue paternelle », mélange d’italien et de dialectes siciliens populaire et littéraire, un « sicilien italianisé » ou l’inverse, en somme un empilement de toutes les langues qui ont pu se parler en Sicile depuis les Grecs presqu’originels jusqu’à aujourd’hui en passant par les Arabes, les Normands et les .. Américains, pour ne citer qu’eux (il y a à Vigàta des « gratte-ciel nains », j’adore). Le lecteur français découvre ainsi l’intrigue dans « une langue écrite qui *lui* est largement étrangère, mais qui contient sa traduction potentielle ». On y rencontre dans la langue parlée la plus quotidienne des passés simples, typiquement siciliens, des inversions verbales itou, un fort parfum de « provEncialisme », ce que Quadruppani appelle du « francitan », et ma foi, si la chose est étrange, elle ne manque pas de saveur, et je trouve que ça marche. (Je conteste seulement et pour le plaisir l’emploi du breton « rousiner » pour traduire « tambasiàre », qui signifie « tourner en rond chez soi en s’occupant de choses futiles », et que j’aurais pour ma part rendu par « tourner-virer », qui se conjugue - tu m’agaces, que tu es là tu tournes-vires ! -mais ne chipotons pas.
Euh… l’intrigue, me direz-vous ? eh bien il y a eu un ingénieur trouvé mort en posture fort peu académique sur le siège passager d’une BM dans le bordel en plein air local par deux « opérateurs écologiques » (on ne l’a pas encore inventée, celle-là, en France) qui ramassaient les ordures du week end, et si sa mort semble naturelle, le lieu où on l’a retrouvé – c’est un ponte politique local – suscite chez le commissaire le désir d’en savoir un peu plus. Moi, je ne dirai rien de plus quant à l’histoire, allez-y voir. Mais ce que j’aime, c’est la manière de raconter : les dialogues sont épatants, nerveux, drôles, efficaces (Camilleri a écrit pour la radio, et ça se sent), les personnages campés avec vigueur et ce qu’il faut de pittoresque et le récit, comment dire, à la fois nonchalant, désabusé, « à sauts et à gambades » (avec des récits enchâssés l’air de rien qui n’ont aucun rapport avec l’intrigue principale, mais avec l’air de la Sicile, oui - comme celui de l’instituteur octogénaire et jaloux), en même temps que nerveux et rigoureux. C’est délectable, jusqu’à la chute comprise, où Montalbano s’est arrogé selon les termes de sa compagne génoise Livia une « promotion » comme « dieu de quatrième ordre, à sa première et – espérait-il – dernière expérience ». D’où « la forme de l’eau », et c’est à votre tour d’aller y jeter un coup d’œil.

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