Zweig, considérations perplexes

Toujours inconfortable, pour moi, la lecture de Stefan Zweig. Ainsi du « Voyage dans le passé » emporté à la plage, et lu d’un trait. Variations sur un poème de Verlaine (Colloque Sentimental, l’ultime et fantomatique poème des « Fêtes Galantes »), nourrie de références à la littérature française – en fait de fantômes, celui du Flaubert de l’ « ''Éducation Sentimentale'' » y est palpable, comme ceux des jeunes ambitieux de Balzac, et sans doute aussi le Julien Sorel de Stendhal – cette nouvelle retrouvée dans les années 90 et récemment publiée en traduction française suivie du texte allemand, rassemble puis sépare l’épouse d’un puissant patron d’industrie, vieux et malade, et l'homme de confiance de celui-ci, un jeune ingénieur ambitieux et tout empreint de rancœur sociale. L’épouse est belle, attentive, pleine de tact. Ludwig (pourquoi avoir traduit le prénom par Louis ?) et elle découvrent à l’annonce de leur séparation (il est envoyé pour une mission de confiance au Mexique) qu’ils sont liés par une passion réciproque. Las ! au lieu des deux ans prévus, ils demeurent neuf ans séparés, la guerre de 14 est passée par là. La nouvelle est le récit avec flashes-back de leurs retrouvailles.

C’est toujours admirablement analysé. Très écrit, élégant, subtil. Extraordinairement intelligent. Plein d’observations justes dans lesquelles on se retrouve. Pourquoi alors suis-je toujours habitée par une sorte de réticence à la lecture de Zweig (mes lectures les plus classiques sont déjà très anciennes, comme La Confusion des sentiments ou le Fouché, mais j’ai un même souvenir de défiance). À cause d’une forme trop classique pour la modernité du propos ? d’une construction répétitive ? (il n’y a pas dans Le Voyage dans le passé, c’est rare, de récit enchâssé, cette construction quasi systématique des nouvelles brèves ou longues que j’ai lues récemment). De l’aspect obsédant de ces passions monomaniaques qui habitent personnages masculins et féminins jusqu’à la mort ? du noir pessimisme qui sourd de cet univers ? Sans doute. L’homme (et la femme) de Zweig sont des êtres de ténèbres, et le contexte politique (montée d’un nationalisme très revendicatif qui annonce le nazisme) qui submerge les retrouvailles de Louis et de la dame de ses pensées n’incite pas à l’euphorie. L’horizon, extérieur et intérieur, est bouché. La rencontre des cœurs est illusoire, celle des corps est un leurre. Et puis ce Voyage est trop explicitement l’expansion de souvenirs littéraires qui affleurent de façon trop visible. Quant à la fin, suspendue au seuil de la chambre, elle donne, plus que le sentiment de l’inaccompli, celle de « l’inabouti ». Ce qui explique, peut-être, que le texte ait connu un destin éditorial incertain. En attendant, citons Verlaine, dont la nouvelle restitue inexactement les vers, et sans le rythme des décasyllabes familiers, ultime boiterie d'une lecture déconcertée.

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
 

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
 

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
 

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?
 

- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.
 

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.
 

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
 

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Les Fêtes galantes (1869)

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