Duong Thu Huong - Au Zénith. Pavé Vietnamien

Ça y est j’ai fini ; je l’ai lu d’une traite, naturellement. 786 pages en fait, tassées, mais le papier, crémeux, est agréable à toucher et doux aux yeux. Il y a de belles marges, des interlignes qui aèrent la lecture, et le volume, bien relié, résiste à la torsion : chacun sait que la lecture d’un pavé est aussi un problème pratique : quelle position adopter, quel traitement faire subir au livre, à peine ouvert ou « cassé », à table ou allongé(e), sur le dos ou à plat ventre … ? il m’est quant à moi impossible de ne pas « casser » le dos d’un bouquin que je suis en train de lire. C’est donc un vaste roman indéniablement historique, puisqu’il a pour cadre géographique le Vietnam des années 50 à 69 à peu près, et pour le lecteur occidental infiniment exotique dans la mesure entre autres où les années ne sont mentionnées que selon leurs noms orientaux, ''années du coq, du serpent, du chat'' ou ''du rat'', sans que cela permette particulièrement de s’y retrouver d’autant moins qu’il ne semble pas si facile que cela de trouver même sur la toile un tableau de concordance.

Le roman donc a pour personnage central sinon principal « le président », âgé, et bouclé pour raisons de santé dans un monastère bouddhique réquisitionné pour l’occasion et dont seules deux bonzesses, une très âgée, une jeune, ont gardé le droit d’y officier. C’est la guerre contre les Américains, à la déclaration de laquelle il s’est opposé, mais il n’a plus son mot à dire dans les affaires du pays, auquel il ne sert plus que comme icône, ''Père du Peuple'' et Cie. Le temple se situe dans la montagne à proximité du « Village des bûcherons », et la mort accidentelle de l’un d’entre eux, un « bel homme âgé » pleuré par son jeune fils d’une douzaine d’années, fait revenir à sa mémoire et à son cœur le souvenir douloureux de son propre fils, né d’une liaison éblouie nouée dans sa première vieillesse avec une très jeune femme, et confié après l’assassinat de celle-ci à un de ses amis très proches, M. Vu. La plus que copieuse quatrième de couverture ne vous laissera à peu près rien ignorer de la construction du roman ni quasi de son contenu – c’est encore un problème, ces quatrièmes de couverture où on vous raconte l’histoire. Ici en outre le commentaire, exagérément lyrique, me paraît 1) relever de la méthode Coué 2) envahissant.

Il y a donc une construction romanesque assez complexe, que nous nous garderons de qualifier d’ « époustouflante », faut pas exagérer, dans le genre époustouflant, on a vu beaucoup mieux et beaucoup moins classique – qui subordonne au récit principal, celui de la claustration-sous-surveillance du président au monastère, tressé avec ses pensées intimes en italique, le récit de la désillusion sentimentale et politique de son compagnon Vu, dont le couple se défait quand il comprend enfin combien sa femme, la compagne de toute une vie de combats politiques, lui est moralement étrangère. La mélancolie de Vu est source de nombreuses réflexions sur la Révolution et son évolution, ou plutôt son reniement par ceux-mêmes qui en furent les artisans. Ces deux personnages, liés par leur combat commun et l’adoption par le second du fils du premier sont donc au centre de la première partie du roman, « Duo ». Suit un long excursus, sorte de roman enchâssé, intitulé « Le Village des Bûcherons », qui revient sur l’histoire du « bel homme âgé », de sa très jeune femme et de leur fils, et de sa vie antérieure de notable villageois doté d’un fils aîné ambitieux, intrigant, incapable et jaloux. C’est le peuple vietnamien des montagnes qui est ici le centre du récit, comme spectateur d’un conflit familial qui dérègle l’ordre social et politique du village, et qui sait ? l’ordre cosmique lui-même. Rôle des hommes, rôle des femmes, conflits entre idéologie officielle et traditions millénaires, ce passage fait la part belle à la polyphonie villageoise, à l’humour populaire, à la cuisine aussi, et la seule énumération des plats consommés dans les cérémonies traditionnelles met l’eau à la bouche. Il est évidemment lié au précédent par l’écho entre l’histoire du président et celle du bûcheron, le second étant, paradoxalement, bien plus maître chez lui que le premier. C’est le passage le plus « couleur locale », sans visée folklorique cependant. Il est, du point de vue de l’économie narrative, sans doute trop long, inséré tel que dans le fil du récit antérieur, mais il est tout vibrant de vie et de personnages bien campés (et parfois abandonnés en cours de route, c'est dommage, comme celui de Vui, la « mairesse » athlétique et célibataire, qui tourne court).
« Mémoires », troisième partie du roman ramène au premier plan le duo initial. Le président que son drame intime et tu, et la proximité de la mort, amènent à reconsidérer sa vie entière d’un œil sans indulgence ni certitudes, Vu, hospitalisé à la suite d’un AVC, et qui rencontre à l’hôpital de joyeux drilles à demi-anarchistes avec lesquels il reconsidère la vie d’un œil plus épicurien et moins désespéré. La quatrième partie est certainement la plus faible, quoiqu’elle se lise fort bien et que le personnage central, An, « Le Compatriote inconnu » soit un personnage intéressant et romanesque. Mais ce beau-frère et quasi grand frère de la maîtresse du président, parti dans la jungle avant l’assassinat de celle-ci et de sa propre femme, pour y préparer sa vengeance sous un autre nom, surgit trop tardivement, assez artificiellement, et présente à mon avis quelques incohérences psychologiques et narratives. « Dernières volontés » réunit ou plutôt juxtapose les personnages du président, de Vu et de An face à leurs destins. Le roman se clôt sur quelques pages d’un « Chant Funèbre » dédié à la mémoire du président, et qui tente d’en dévoiler le testament. Il souligne la dimension polémique du roman.
Duong Thu Huong, qui a joué au Vietnam comme militante communiste un rôle politique actif avant d’être emprisonnée et interdite de publication – elle vit désormais à Paris – considère en effet la littérature comme une arme de combat dirigée contre les tenants du pouvoir au Vietnam, ces ex-révolutionnaires dévoyés et médiocres. C’est ce qui rend son œuvre infiniment respectable, elle a payé de sa personne sans concessions, mais c’en est aussi la faiblesse : le message y est trop clairement exprimé. En attendant, faire d’Ho Chi Minh et d’un secret familial et historique l’objet d’un roman quasi « sur le vif » était un défi que l’autrice a tenu crânement, lyriquement, poétiquement, dans ce vaste pavé tout bruissant des voix mêlées d’un peuple et de ses héros, rendus ensemble, à travers la forme romanesque, à une humanité universelle.

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