Blessés - Percival Everett - Actes Sud Babel
Par Agnès Orosco le dimanche, avril 5 2009, 20:13 - Littératures anglophones - Lien permanent
L’un des chevaux s’appelle Félonie, l’une des juments Loyale, la mule impossible à tenir enfermée dans un enclos ou un box et toujours en vadrouille, Fléau, la chienne Zoé, et la petite femelle coyote miraculée à trois pattes s’appellera finalement Émilie, du nom d’une vieille dame vive et coriace récemment trépassée. Ça plante un décor. C’est l’univers – animal - familier de John Hunt, le rancher quadragénaire qui vit en lisière du désert rouge avec son vieil oncle Gus, un type laconique et bienveillant, fin cuistot, à qui on ne la fait pas. Il élève et dresse, avec doigté, douceur et fermeté, des chevaux. Il y a encore Morgan, la fille d’Émilie, qui a entrepris avec patience de séduire John, malgré la douleur mêlée de remords qu’il porte depuis l’accident de cheval qui a tué sa femme, six ans plus tôt.
Mais il y a aussi les grottes qui fascinent John, entrailles rocheuses obscures où il revient périodiquement, et la splendeur du désert au bord duquel il a fait un jour escale, délaissant toute vie mondaine. Et puis la petite ville de Highland, avec son shérif, ses bars, sa routine et ses blagues, son ennui.
Et les morts violentes, la haine des différences qui tout à coup surgit au cœur de la routine, désignant les boucs émissaires : un jeune homosexuel assassiné, puis des vaches massacrées (leur propriétaire est indien), des menaces, des brutes néonazies en vadrouille. C’est l’automne, glacé, puis l’hiver, qui ne l’est pas moins. Je ne suis pas sûre d’avoir exactement repéré les lieux, ce doit être le Colorado, mais on mentionne alentour le Wyoming et l’Arizona.
J’ai lu ce roman il y a quelque temps après une période de vaches maigres. Je m’y suis sentie aussitôt, l’image colle au sujet, à l’aise comme dans un vieux jean confortable qui vous fait une seconde peau. Pourtant, on y trouve, entre les dialogues, bien menés et spirituels dans leur laconisme, une vraie « chronique de gestes ». Un tic contemporain qui m’énerve d’habitude, et qui là – le récit est fait à la première personne par John Hunt – sonne comme le rythme fondamental de la vie quotidienne, et l’expression « agie » des sentiments et des émotions intimes des personnages. À l’image de Félonie, le cheval rétif et mal dressé, qui réagit instantanément au moindre trouble intérieur de son cavalier, avant même que celui-ci en ait pris conscience.
C’est une histoire de liens entre hommes et bêtes, hommes et femmes, hommes entre eux, entre adultes et jeunes gens. Une réflexion sur le passage de la plénitude au vieillissement, de la vie à la maladie et à la mort. Sur la violence toujours larvée dans la société américaine, et son lien avec la loi. Une histoire de filiation ratée et une autre de filiation élective. Une histoire de trouble. C’est un très beau roman, plein de non-dits, perplexe, attentif et humaniste.