Comment élire un président ....
Par Agnès Orosco le lundi, novembre 19 2012, 19:50 - Général - Lien permanent
L'actualité immédiate faisant écho à l'une de mes toutes récentes lectures, je ne résiste pas au plaisir de proposer à la réflexion de mes lecteurs (-trices) le mode d'élection du président du Weldon Institute, club de respectables « 'ballonistes', discutant la question encore palpitante — même à cette époque ― de la direction des ballons», mode d'élection imaginé par l'un des très sagaces membres dudit club. Nous sommes à « Philadelphie, État de Pennsylvanie, États-Unis d’Amérique.»
Les faits se déroulent en 1889, dans le roman Robur le Conquérant, de Jules Verne. Voici:
«C’étaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d’une extrême violence de caractère, l’un à chaud, Uncle Prudent, l’autre à froid, Phil Evans.
Et à quoi tenait que Phil Evans n’eût été nommé président du club ? Les voix s’étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n’avait pu se faire ni pour l’un ni pour l’autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.
Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués inoffensifs.
[...] Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T. Forbes et quelques autres, que l’on décida de nommer le président du club au « point milieu ».
En vérité, ce mode d’élection pourrait être appliqué en tous les cas où il s’agit d’élire le plus digne, et nombre d’Américains de grand sens songeaient déjà à l’employer pour la nomination du président de la République des États-Unis.
Sur deux tableaux d’une entière blancheur, une ligne noire avait été tracée. La longueur de chacune de ces ligues était mathématiquement la même, car on l’avait déterminée avec autant d’exactitude que s’il se fût agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela fait, les deux tableaux étant exposés dans le même jour au milieu de la salle des séances, les deux concurrents s’armèrent chacun d’une fine aiguille et marchèrent simultanément vers le tableau qui lui était dévolu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus près du milieu de la ligne, serait proclamé président du Weldon-Institute.
Cela va sans dire, l’opération devait se faire d’un coup, sans repères, sans tâtonnements, rien que par la sûreté du regard. Avoir le compas dans l’œil, suivant l’expression populaire, tout était là.
Uncle Prudent planta son aiguille, en même temps que Phil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin de décider lequel des deux concurrents s’était le plus approché du point milieu.
Ô prodige ! Telle avait été la précision des opérateurs que les mesures ne donnèrent pas de différence appréciable. Si ce n’était pas exactement le milieu mathématique de la ligne, il n’y avait qu’un écart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait être le même pour toutes deux.
De là, grand embarras de l’assemblée.
Heureusement, un des membres, Truk Milnor, insista pour que les mesures fussent refaites au moyen d’une règle graduée par les procédés de la machine micrométrique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimètre en quinze cents parties. Cette règle, donnant des quinze-centièmes de millimètre tracés avec un éclat de diamant, servit à reprendre les mesures, et, après avoir lu les divisions au moyen d’un microscope, on obtint les résultats suivants :
Uncle Prudent s’était approché du point milieu à moins de six quinze-centièmes de millimètre, Phil Evans, à moins de neuf quinze-centièmes.
Et voilà comment Phil Evans ne fut que le secrétaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent était proclamé président du club.
Un écart de trois quinze-centièmes de millimètre, il n’en fallut pas davantage pour que Phil Evans vouât à Uncle Prudent une de ces haines qui, pour être latentes, n’en sont pas moins féroces.»
A bon entendeur... et qu'on se le dise !