Silvia Avallone - D'acier / Acciaio

Le sentiment qui m’a saisie, dès les premières pages, de lire un livre brillant, inspiré, saisissant. Avec la joie qui l’accompagne, et qui ne se dément pas, au fil des presque 400 pages. C’est D’acier (Acciaio), de Silvia Avallone, chez Liana Levi.

 Entre les barres sinistrement soviétiques et délabrées de leur immeuble au 7, via Stalingrado, et la plage de l’autre côté de la route, où elles jouent et nagent à corps perdu en cet été 2001, deux filles de treize ans, presque quatorze, quittent l’enfance. Leurs corps brusquement éclos à la féminité deviennent si désirables qu’elles ne peuvent qu’en jouer, cibles incandescentes pour tous les mâles, jeunes ou vieux, de la cité et de la plage. C’est Piombino, au bord de la mer Tyrrhénienne, avec au loin, à une heure de brasses, l’île d’Elbe comme le lieu inaccessible de la beauté, de la richesse, luxe, calme et volupté.

Il y a Francesca la blonde, saisie dès la première page dans la visée des jumelles de son père écumant de fureur jalouse, et Anna la brune, la bouclée, qui va entrer au lycée classique, latin et grec, alors que son amie est brouillée avec les études. Toutes deux habitées par la grâce, la beauté et l’insolence (rien à voir avec les deux donzelles figées de la couverture !). Et au-dessus de leurs vies comme de celles de tous les leurs, la fonderie d’acier Lucchini, monstre dégradé et pourtant tout puissant dont la haute cheminée, la Ufa 4, domine la ville, et en dévore et digère toute la jeunesse. Hommes asservis par la fonderie, femmes soumises et résignées, jeunesse éperdue de shoots, d’alcool, de sexe, de brutalité et de vitesse, pour se sentir vivre. Quant au décor, il est lui aussi dévasté par l’aciérie, sol saturé d’acier et infertile, pullulement de chats mutants, faméliques, nés borgnes ou sans queue, décharges un peu partout et terrains vagues où l’on se forge un mini paradis terrestre, où l’on se dérobe aux yeux des autres. Ce qui pousse l’intrigue en avant, c’est la rage de vivre des plus jeunes, seule résistance encore vivace dans la désintégration économique et politique de la région et de l’Italie tout entière. C’est aussi l’amitié intense, ambiguë, qui unit – puis sépare – les deux filles.

     Il y a dans ce roman des passages quasi épiques, où la description de l’usine évoque le Zola de Germinal.

« [L’usine] n’était plus le monstre qu’elle avait été trente ans plus tôt : vingt mille salariés, une vraie ville. Ils avaient réduit le personnel, démantelé des cheminées, et le monstre s’était racorni.(…)

Francesca et Anna écarquillèrent les yeux, elles n’en avaient pas trop de deux pour englober toute cette masse de bunkers, d’engins de chantier, de cheminées, de conduits, de rails morts, de bandes transporteuses. Le corps de l’usine battait fort, au rythme des métaux dans les fours. Barres, lingots, billettes : le rythme de son cœur, de ses artères, de son aorte. Impossible d’y trouver un ordre, un sens.

Nino freina à l’approche d’un trou dans le grillage.

Ils coupèrent les moteurs. Aussitôt descendus des scooters, ils restèrent tous les quatre silencieux. Le gémissement rauque, permanent, des aciéries, tu le sentais vibrer dans tes os. »

Mais beaucoup mieux que Zola, la romancière suit au plus secret de leurs sentiments, de leurs sensations, des intermittences et des hésitations de leurs cœurs et de leurs corps, le chemin de ses personnages, sans hostilité ni manichéisme, quels que soient leurs errements ou leur brutalité. Passant insensiblement d’une narration omnisciente au regard de l’un ou l’autre de ses médiocres et émouvants héros, elle brosse un tableau à la fois très sombre et pourtant vibrant de cette Italie déjà berlusconienne, en ruines.

« Nino n’essaya pas, cette fois, de forcer ses lèvres. Il s’arrêta sur le bord. Il prit son visage entre ses mains et le releva juste un peu.

Il était éperdument amoureux. Comme il ne le serait plus jamais de toute sa vie. Avant de devenir le salaud que tout le monde connaît, dans l’ancien hangar de la Lucchini, quand il avait pris le visage de Francesca entre ses mains ce jour-là, il avait été sur le point de pleurer.

Il le voyait à peine, ce visage pâle, impénétrable, qu’il aurait voulu manger, dévorer. Il ne voyait que les larmes brûlantes dans ses yeux.

‘‘France…’’

Elle, les bras morts le long du corps.

(…)

Elle se laissa étreindre par ce garçon gentil qui l’avait regardée grandir de la fenêtre d’en face, entre les piliers de ciment de la cour et les barreaux des grilles de l’école. Il lui avait dit : ‘‘Je t’aime’’. Alors qu’il avait envie de le transpercer, ce corps.

Nino aurait pu faire des milliers de choses à ce moment-là, mais il l’embrassa seulement sur le front. »

Nino est un personnage annexe. Et pourtant, comme ici, tout palpitant de vie.

On pourrait peut-être reprocher à Silvia Avallone quelque facilité à se débarrasser de tel ou tel de ses personnages - même si le récit de l’accident presque final est un moment dramatique particulièrement intense dans le roman - pour venir à bout de son intrigue. Une fin tellement ouverte, aussi, qu’elle ressortit plus à la nouvelle qu’au roman. On pourrait. Mais ça n’aurait guère d’intérêt. Ce qu’on espère, c’est que cette toute jeune romancière de vingt-six ans est déjà porteuse d’une nouvelle histoire, sur laquelle nous nous précipiterons.

C’est Sylvain et Carole qui m’ont offert ce roman, le premier vrai beau roman contemporain de l’année. Merci infiniment à eux.

On peut lire ici   le premier chapitre du roman. Et les éditions Liana Levi ont mis en ligne un entretien avec l’autrice, ici. Une sirène, belle, bouclée, rieuse.

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