Marseille, Giono
Par Agnès Orosco le samedi, mars 31 2012, 22:57 - Littératures française et francophones - Lien permanent
Pour qui regarde avec les yeux de la foi, Notre-Dame-de-la-Garde est tout au fond, contre le ciel. C'est Marseille vu d'Allauch, début mars.
Mon Marseille est bien postérieur à celui évoqué par Giono. Mais pour moi qui ai habité sous « la hanche de Notre-Dame-de-la-Garde », le texte qui suit, extrait du chapitre I de Mort d’un personnage, réveille avec une acuité éblouissante le souvenir de la ville. Aujourd’hui, il y a dans le quartier évoqué par Giono - selon un itinéraire passablement excentrique, me semble-t-il - essentiellement des commerces de luxe, mais qu’importe. Dans cette merveille de prose olfactive bat le cœur vif de la ville.
« Mais, à sept heures précises, quand nous sortions de la maison, c’était le matin sur la mer, par-delà les rochers blêmes et trois cyprès.(…) Par-dessus les collines de l’Estaque fumaient les poussières de la Crau. Un des cyprès, le plus long, s’en allait à travers la mer jusqu’à Planier. Mais, à partir de là, sous les premiers rayons du soleil glissant à travers les falaises de Cassis, le large était d’une eau entièrement nue.
« Pauvre fille » était très sensible à la liberté. Elle n’avait que ça en tête. « Allons », disait-elle. J’avais chaque fois l’espoir que c’était pour poser notre premier pied sur le rocher, notre second sur le cyprès, notre troisième dans le bleu du large, notre quatrième de l’autre côté où le monde verdoie. Car nous ne formions plus, elle et moi, qu’un seul quadrupède libre. Mais c’était pour prendre simplement une de ces sept ruelles en escalier qui descendaient dans Marseille, noire de ses fumées. Nous nous vengions en dévalant à toute vitesse les larges marches ; j’aimais beaucoup les jupes de « Pauvre fille » qui faisaient un bruit d’ailes. C’était l’heure où circulaient les premiers omnibus. Des nuées de moineaux tombaient des arbres du cours Notre-Dame et venaient voleter jusque sous la queue des chevaux. On rencontrait le ferblantier en chapeau melon, avec sa boîte d’herboriste pendue à l’épaule. Sous ses fumées, la ville était bleue et elle grondait doucement derrière ses fenêtres.
Au milieu de la rue Paradis, entièrement déserte, une vieille femme immobile, chargée de brassées de journaux qu’ébouriffait le vent, claquait avec un bruit de palmes. La rue Sainte soufflait une odeur de chou vert ; la rue Verger soufflait une odeur de poisson. Des encorbellements des maisons bourgeoises coulait l’odeur des nids d’hirondelles. Au joint des boutiques encore fermées suintait l’odeur des draps ou des cannelles, ou des vins dans des mesures de plomb, ou des livres, ou des parfums de coiffeurs, ou des cuirs, ou des fers, ou des couloirs avec des compteurs à gaz, et des poubelles derrière les portes, ou des cours sombres où le linge met longtemps à sécher, ou des vanilles devant certaines petites épiceries qui sentaient en même temps le pétrole lampant, les graines sèches, l'anchois et les fruits exotiques, et, en passant devant les portes de ces épiceries, je voyais leurs devantures fermées s'enfoncer et se fondre dans les lointains de la mer. Nous passions aussi devant un long mur percé de fenêtres sales, derrière lesquelles on entendait des bras de fer brasser une étrange pâte qui sentait le papier et l'encre d'imprimerie; nous passions devant des terrasses de cafés entr'ouverts, dans lesquels on voyait des femmes de ménage qui promenaient des balais entre des colonnes de chaises cannées, entassées les unes sur les autres, et alors sortait à notre rencontre une odeur de sciure d'alcool et de tabac qui impressionnait fortement « Pauvre fille », car je sentais sa main se tendre comme la corde quand le vent gonfle le foc; je regardais en haut ses yeux qui se perdaient ; puis, nous passions devant la porte qui sentait la toile à sac et le crottin de cheval, et le bras de « Pauvre fille » redevenait mou comme la corde d'une voile qui fasseye, puis nous passions devant la boulangerie qui sentait le pain chaud, la boucherie qui sentait le sang sale, le fleuriste qui sentait l'herbe, les cabinets qui sentaient l'urine et une forte odeur de café fumant, les bureaux de la banque qui sentaient également l'urine, les bureaux des hommes d'affaires, des avoués, des huissiers, des commissionnaires, dont les vestibules sentaient également l'urine, plus le crachoir et le cendrier froids, puis les bureaux des exportateurs et des assureurs maritimes qui sentaient l'urine de chien et le soufre qu'on avait répandu contre les bornes des portes cochères pour éloigner les chiens, puis, tout de suite, une boulangerie qui sentait une adorable odeur de brioche chaude, où d'ailleurs « Pauvre fille » achetait la brioche de deux sous de mon déjeuner. Après, tout sentait la brioche, le papier fou et la chaleur. Dans quoi le vent du nord donnait de grands coups grondants qui sentaient le roseau, la poussière, la corne de bœuf, le thuya, l'azur, le froid et la montagne.»