Sam Savage – Firmin,

sous-titré en français Autobiographie d’un grignoteur de livres.

Mélancolique, lubrique et érudit, tel est le rat Firmin, treizième (à la douzaine) rejeton de Flo, pathétique ivrognesse qui mit bas sa portée au cœur du quartier voué à la destruction de Scollay Square, Boston-après-guerre, dans les entrailles de la librairie Pembroke Books, au cœur d’un nid constitué des pages lacérées de Finnegan’s Wake, sa quasi première pitance. Mélancolique et désenchanté, tel est aussi le ton général de cet ouvrage brillant, évoqué par deux de mes lecteurs, Dominique et Nathalie. Des profondeurs de la ville aux hauteurs d’une chambre crasseuse, Firmin, sorte de Diogène désabusé, explore le monde des livres et celui des hommes, en quête d’un sens à son pitoyable destin, et d’une première phrase digne du livre qui fera de lui aussi un auteur - sur les traces de Grand, le personnage de La Peste (autre histoire de rats) ?… À sa suite, le lecteur parcourt les allées de sa mémoire littéraire, cueillant au fil des lignes et des pages tel clin d’œil à un auteur connu, ou poursuivant perplexe l’origine d’un écho insaisissable et familier. Bel hommage à l’univers des mots et des pages dont voici quelques extraits :

« Et quels livres j’ai découverts pendant ces premiers jours enivrants ! Aujourd’hui encore il me suffit d’en réciter les titres pour avoir les larmes aux yeux. Alors, récitez-les à voix haute et laissez-les vous briser le cœur. Oliver Twist, Les Aventures de Huckleberry Finn, Gatsby le Magnifique. Les Âmes mortes. Middlemarch. Alice au pays des merveilles. Pères et Fils. Les Raisins de la colère. Ainsi va toute chair. L’Amérique Tragique. Peter Pan. Le Rouge et le Noir. L’Amant de Lady Chatterley.

Dans les premiers temps, mon appétit était primitif, orgiaque, imprécis, goinfre – une bouchée de Faulkner ou une bouchée de Flaubert, je ne faisais pas la différence -, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour discerner quelques nuances ; j’ai tout d’abord remarqué que chaque livre avait un goût propre – sucré, aigre, amer, aigre-doux, rance, salé, acide. J’ai également constaté que chacune de ces saveurs – puis, au fur et à mesure que mes sens s’aiguisaient, que la saveur de chaque page, chaque phrase et finalement chaque mot – s’accompagnait d’une série d’images et de représentations dont je ne savais pourtant rien vu mon expérience très limitée de la prétendue réalité : gratte-ciels, ports, chevaux, cannibales, arbre en fleur, lit défait, femme noyée, garçon volant, tête tranchée, ouvriers levant les yeux au hurlement d’un idiot, sifflet d’un train, rivière, radeau, rayons obliques du soleil dans une forêt de bouleaux, main caressant une cuisse nue, casemate dans la jungle, ou moine agonisant. »

Plus loin,

« Si des études littéraires servent à quelque chose, c’est bien à appréhender le funeste. Par ailleurs, rien ne vaut une imagination débordante pour ébranler votre courage. J’ai lu le Journal d’Anne Frank, je suis devenu Anne Frank. Quant aux autres, ils pouvaient bien être remplis de terreur, courir se réfugier dans un coin, pris de sueurs froides, dès le danger passé, c’était comme si de rien n’était, ils se remettaient à trottiner le cœur léger. Et le cœur léger, ils avançaient dans la vie jusqu’à ce qu’ils se fassent aplatir, empoisonner ou briser la nuque par une barre de fer. Et moi qui leur ai survécu à tous, j’ai souffert mille morts. Pareil à un escargot, j’ai traversé la vie en laissant dans mon sillage une traînée luisante de peur. Après tout ce que j’ai vécu, ma mort, quand elle viendra, sera décevante. »

Et encore, cette amusante analogie :

« Parfois les livres étaient rangés sous le panneau correspondant à leur genre, mais il n’était pas rare qu’ils atterrissent un peu n’importe où ; au fur et à mesure que j’apprenais à connaître les humains, je me suis aperçu que les gens aimaient Pembroke Books justement à cause de ce capharnaüm. Ils ne venaient pas que pour faire de la gratte pour quelques livres. Ils venaient là pour se perdre dans les allées. Ils appelaient ça fouiner, mais leurs recherches s’apparentaient davantage à de l’excavation ou à de l’exploitation minière. J’étais toujours étonné qu’ils n’entrent pas équipés de pelles. Ils creusaient à mains nues, parfois jusqu’aux aisselles, dans l’espoir de déterrer un trésor, et lorsqu’ils extrayaient une pépite littéraire d’une montagne de déchets, ils étaient encore plus ravis que s’ils l’avaient trouvée et achetée directement après avoir franchi la porte. De ce point de vue, faire ses emplettes chez Pembroke ressemblait à la lecture : impossible de deviner ce que vous réserve la page suivante – l’étagère, le carton ou la pile d’à côté -, tout le plaisir tient dans la surprise. Le même principe régissait mes rapports aux tunnels – je ne savais jamais sur quoi j’allais tomber à la bifurcation suivante ou au fond d’un nouveau conduit. »

Saluons à son sujet la formule de Baricco, citée en quatrième de couverture : « Firmin, le rat que Walt Disney aurait inventé s’il avait été Borgès »… C’est chez Actes Sud, et ce livre « pour les adultes » est illustré de quelques images grisailleuses et brouillées comme l’univers de Firmin. Relent souriant d’enfance.

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