Bref essai sur les Lumières, l’Europe et aujourd’hui

En préparant mes cours, je tombe sur cet essai tapé pour  mes élèves. Le voici offert à la réflexion de tous.

La Chine         

            Le siècle des Lumières fut surtout éclairé par des lumignons. On reste toujours un peu éberlué de voir, dans les peintures du temps, des assemblées de princes, de philosophes et de musiciens, assis au milieu des miroirs et des ors, éclairés par de maigres chandelles. Leibniz et Voltaire, à Postdam, accueillis par Sophie-Charlotte et Frédéric le Grand, Schiller et Goethe à Weimar par Anna Amalia, Mozart un peu partout, tous ces esprits brillants parlaient dans la pénombre.

            La perfection technique entraînée par le progrès des Lumières inondera plus tard nos salons sous des flots de lux à gogo. La qualité des discussions n’y a rien gagné. Ni le teint des hôtesses.

            Les Lumières, c’était aussi l’époque où la Chine occupait dans les esprits la place d’un Paradis imaginaire. Goethe vit assez vieux pour recevoir de Chine des porcelaines inspirées de Werther. Ce paradis rêvé, le XXe siècle le transformerait en un Enfer bien trop réel.

             L’Enfer, en attendant, si présent jusqu’alors, paraît disparaître des représentations peintes ou écrites durant tout le XVIIIe. L’âge de l’Aufklärung est une brève parenthèse heureuse, loin du Höllentrichter où Lucifer s’ennuie. Entre les derniers bûchers du Moyen Âge finissant, qui brûleront sorcières et hérétiques jusqu’aux premières décennies du XVIIe, et les premières cheminées fumant des camps de concentration, trois siècles exactement plus tard, les feux s’éteignent, et il y a ce court moment où, chassant les ombres trop noires et les éclats trop violents, plaisir et raison semblent s’équilibrer. Nymphes et nus embarquent inlassablement pour Cythère ou pour les îles Fortunées.

            Il y a cependant, loin des yeux de la foule et des discussions de salon, Messmer et Sade, avec leurs machines, leurs appareils de métal et de verre, leurs expériences in vivo, leurs fureurs, leurs convulsions et leurs hurlements.

            Jamais pourtant, à regarder les tableaux qui dépeignent si gracieusement cette époque, il semble qu’on ait eu à ce point le sentiment d’être partout chez soi. C’est pour une Angleterre que Haendel, musicien allemand, compose Rinaldo son premier opéra italien. À Berlin comme à Paris, à Rome ou à Londres, c’est bien toujours le même monde, le même raffinement, la même élégance, la même langue, allemande, française ou italienne, qu’on parle indifféremment comme elle est chantée dans les opéras mozartiens. Ce genre et son polyglottisme résument cet extraordinaire art de vivre et cette aisance à converser, cette même culture enfin, qui fut la culture de l’Europe. La musique de Mozart est toujours au bord du rire et toujours au bord des larmes, heureuse et déchirée à la fois, si vulnérable de savoir, à chaque mesure, que la perfection qu’elle incarne est si menacée. C’est la perfection de cette brève parenthèse magique que fut, ignorant le feu des bûchers et celui des crématoires, l’Europe des Lumières.

            Aujourd’hui, les politiques, qui ont la charge disent-ils de « faire l’Europe », ne semblent chez eux nulle part. Souvent peu cultivés, peu lettrés, indifférents à ce que fut ce passé, soucieux plutôt d’en effacer la trace, acharnés à dénier un héritage qui leur paraît un fardeau, ils sont les inventeurs à Bruxelles et à Strasbourg d’une nouvelle Babel, bruissante des milliers de traducteurs que leurs discours supposent. Mais celle-ci, privée d’espoir, est plus proche du cône imaginé par Dante, qui s’enfonçait dans la Terre, au fond duquel Lucifer s’ennuie, que de l’édifice orgueilleux dépeint par Bruegel et quelques autres, qui, du moins, s’élevait vers les cieux, et vers Dieu.

 Jean Clair, Printemps, La Chine, in Lait noir de l’aube (Gallimard, Novembre 2006)

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