Pierre Pachet - Devant ma mère

Comment peut-on définir ce texte ? - comme le journal, attentif et aimant, d’une conscience qui se défait, de la défaite d’une conscience. Un fils devant sa mère, non plus auprès d’elle, ni à ses côtés, faute d’en être même reconnu.
C’est extrêmement bien écrit, dans une langue riche, souple, puissamment analytique. Une langue d’après Proust, pour une méditation sur le temps et la conscience, la parole et le corps, la solitude et la vieillesse, la langue – les langues : le russe, le français, le yiddish – et la mémoire. Tentative de mettre en mots, de faire advenir à la connaissance ce mystère d’un être familier devenu étranger, mais familier quand même. D’un être pour qui l’on est un autre, voire plusieurs (mon fils et un ami, Pierre Pachet), voire absent, ce qu’exprime cet intertitre de section, par exemple : « Comment elle (me) regarde ».
« Exercices d’écriture et de piété » qui inlassablement tentent de retenir, retisser du sens face à l’effilochement d’une charpie de langage, d’ « une parole désormais à la dérive et en voie de dislocation ».

Ces notations minutieuses, et restituées au fil de la réflexion sur un mode non-chronologique, on pourrait les penser cliniques, détachées, « abstraites ». Il n’en est rien. Devant cette mère privée de temps, d’espace, de parole construite, de liberté et de dignité physique, de la cohérence d’un passé et donc du sens d’une vie, ce vers quoi mène le livre, c’est à une réflexion sur la fidélité, sur l’humanité, sur le rire comme partage, « pour ce que rire est le propre de l’homme », entend-on en profond écho.

« Je vois bien – saurais-je le dire ? – qu’il y a de l’humanité en elle, qui n’est pas seulement son visage, que je reconnais, même gonflé et déformé. C’est une humanité défaite, disloquée, résiduelle : sa façon de se soucier, fût-ce fugitivement, car aussi inerte qu’elle paraisse, je ne la sens jamais indifférente, même quand elle dort ; ses restes de parole ; sa politesse et même sa courtoisie quand elle me répond, on dirait à l’aveuglette, et que ça tombe juste (Tu veux que je m’assoie ? demandé-je. – Un peu.). Et alors que j’ai envie de penser paresseusement que cette humanité n’est plus qu’automatisme, je me souviens que l’humanité, en nous, pour une part, est justement faite de ces automatismes que nous avons appris, auxquels nous nous sommes pliés, et qui nous humanisent en profondeur, nous dégagent de la contrainte des pulsions ou des instincts. Ou  une autre fois, bien plus tard, alors que je crois qu’elle a perdu ces automatismes, mais pas du tout, c’est un jour où elle est bien, détendue. Tu veux goûter, luis dis-je en lui proposant une cuillerée de liquide parfumé à la pomme. – Ce n’est pas la peine de goûter, me répond-elle sans hésitation ; et cette réponse m’enchante, je suis fier d’elle. (...) Ou encore - je chéris ces exemples comme des bijoux qui seront aussi des reliques – ce dialogue, alors qu’elle est déjà très mal en point et quasi inerte, à l’hôpital. Tu es fatiguée ? lui demandé-je en français, à la fois par compassion et pour susciter un échange un peu normal ou digne. – Je ne suis pas fatiguée, je suis épuisée.

J’ai aussi l’impression qu’une autre partie de l’humanité de ma mère est désormais en dehors d’elle, et que par exemple elle est en moi qui vais lui rendre visite, qu’elle m’incombe, je le sens lorsque je suscite ses réactions ou sa parole, que je les ranime, en entretiens la possibilité.

Elle est humaine, et elle est elle-même. Ce sont ces deux choses qu’il me semble - en ces moments ultimes (quelle que soit la durée de vie qui lui sera encore donnée ou imposée) – parvenir à distinguer. Son humanité, c’est son visage expressif même quand elle dort, son corps de femme, aussi affaissé soit-il, sa respiration, c’est le respect religieux que ce corps doit nous inspirer, même amoindri ou diminué, même inerte. Même quand il sera abandonné par la vie.

Qu’elle soit elle-même, je ne peux en douter  quand je la vois réagir par un grognement ou  un mouvement de tête à la voix de l’aide-soignante qui la nomme d’une voix claire : Madame Pachet, ça va ? »

... « Mais voici que sa parole s’émancipe de ce cadre conventionnel.

De façon un peu forcée, je m’essaie à rire en lui disant une banalité. Ce rire, elle le reprend, elle en subit la contagion. Comme un bébé, elle me renvoie mon rire, le fait sien. Bouffée de bonheur entre nous. Je lui ai imposé& ce rire (que je m’étais imposé), elle me le rend avec une sorte de gratitude, et ce faisant, elle se l’approprie. Je n’ai jamais éprouvé autant que devant cette femme qui est près de sortir de la vie, combien le rire – qui précède historiquement le langage dans le développement visible de l’enfant – est porteur de langage, est l’un des fondements du langage. Le rire partagé – et le rire est sans doute essentiellement partage, même le rire dément d’un solitaire – m’apparaît subitement comme ce qui rend pensable de se comprendre : se comprendre soi-même, comprendre quelqu’un d’autre.

Quand le rire de qui rit face à moi me fait rire, ce n’est pas un « automatisme », quelque chose qui se ferait sans mon aval. J’y mets de la courtoisie ou de la complaisance (il exprime du plaisir, je lui montre que je prends plaisir à son plaisir, que je ne boude pas) ; je joue et je réalise un accord entre nous, qui se confie au moment qui passe, qui n’espère ni ne construit rien, et en est d’autant plus intense. Recevant son rire et le faisant mien, c’est comme si je prenais ses paroles et, en les répétant, y versais mon vouloir-dire. Le langage n’est-il pas fondé pour la plus grande part sur ce mimétisme par lequel nous nous apprenons mutuellement à parler ? »

J’ai aimé ce livre profond, obstiné, honnête. Nouveau témoignage de la vitalité inventive des formes de l’écriture de soi aujourd’hui.

C’est chez Gallimard, dans la si originale collection « L’Un et l’Autre » initiée et dirigée par J. B. Pontalis, « entre le portrait d’un autre et l’autoportrait », comment le dire plus justement ?

Sur la couverture, bleu sombre, comme un énorme idéogramme rouge, bougé, organique, fantomatique, de Michaux.

Commentaires

1. Le mercredi, octobre 19 2011, 11:54 par Pierre Pachet

merci de cette lecture fine et attentive. P.P.

2. Le mercredi, octobre 19 2011, 18:06 par Agnès

Merci à vous de votre visite. C'est un livre magnifique.

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