Leïla Sebbar - L'arabe comme un chant secret

Tout me sépare de la mère et des sœurs de mon père. La langue, les gestes, les manières, les habitudes domestiques. Il faut manger assis sur des coussins autour d’une table basse, il faut manger tout ce qui est servi, faire honneur, les vieilles tantes nous parlent avec des plats inconnus longuement cuisinés, du pain cuit à la maison, des gâteaux au miel et aux amandes pour nous, les enfants du frère préféré, il faut manger, dire que c’est bon. Nous mangeons, nous mangeons, et les vieilles sœurs – elles n’étaient pas vieilles – nous regardent sans manger, attendries, étonnées de nos jupes trop courtes, des rubans écossais dans nos cheveux, de nos sandales de toile blanche, si blanches, de nos bavardages dans la langue inconnue. Elles sont grosses, elles portent des blouses à fleurs, des pantalons bouffants, des cheveux rouge carotte s’échappent de leurs foulards superposés. Les sœurs de mon père. Ainsi mon père a une mère et des sœurs, aussi vieilles que sa mère, qui ressemblent à Aïcha et Fatima quand elles ne seront plus jeunes. Elles nous prennent dans leurs bras, nous serrent contre leurs blouses moelleuses, nous embrassent en riant, elles prononcent en les déformant les prénoms français de mon frère et de mes sœurs. Elles sont heureuses de nous, si étranges sous le jasmin dans la cour de la vieille maison du vieux Ténès. Ma mère, la Française, assisse sur une chaise près de mon père, prête ses enfants à l’amour des sœurs privées d’enfants l’une et l’autre. Ma mère sourit, assiste à la scène maternelle multipliée par deux, aux gestes qui enveloppent  comme s’ils allaient engloutir, aux rires de cette après-midi d’été dans une cour fermée, protégée par l’odeur du figuier mêlée au miel des gâteaux que nous allons emporter pour le voyage dans la Peugeot 202 noire.

 

L’éditeur s’appelle Bleu Autour, drôle de nom jamais rencontré avant samedi dernier sur une  table de la librairie L’Odeur du temps, rue Pavillon à Marseille, en face de la pâtisserie orientale Journo où l’on boit la citronnade selon mon cœur : sur un fond de sirop de sucre je crois, pleine de petits glaçons fragmentés, avec la saveur pleine du citron, l’acidité avec la douceur, un goût de l’Orient - l’un des mes plus vieux souvenirs de Marseille. Elle était fermée, j’espère que c’était seulement pour cause de vacances, ou de shabbat, et pas pour cause de vieillesse, sans quoi ce serait une autre de mes racines dans cette ville qui s’arracherait ou qui mourrait, cette ville où, je m’en suis aperçue ce samedi, on peut pas s’asseoir, il n’y a pas de bancs. Ni sur le Vieux Port, ce paysage splendide, clos et ouvert, grouillant, antique, moderne, ciel, voiles, pierres et eaux, mêlé, ni ailleurs, sur l’immense Cours d’Estienne d’Orves décoiffé de son affreux parking Shell à deux étages, gris, sombre, mais autrefois illuminé par son marché quotidien - aujourd’hui immense espace ponctué de beaux réverbères à doubles cornettes comme envolées dans le Mistral,  - une agora idéale où manque un portique ombragé, ou une ponctuation d’arbres, quelle est  cette rage de ne pas donner d’ombre aux villes de la Méditerranée ??? Pas de banc non plus donc Cours d’Estienne d’Orves, seulement d’anonymes cafés.

L’Odeur du temps, une des ces vraies librairies pleines de livres avec un vrai libraire qui lit ses livres, et sur l’une des vastes tables, pour cet éditeur bleu, ce petit livre vert intense, le vert du drapeau algérien, un vert « arabe », et ce titre qui m’a imposé de prendre le livre, presque sans y penser : L’arabe comme un chant secret, avec les arabesques noires inversées des caractères arabes sous le titre français.

Le sous-titre est « récit ». C’est comme un essai, en neuf chapitres au fil des années depuis 1978 - quelle longue route ! -, neuf marches vers ce qu’est qu’être soi, lorsque l’on est la fille d’un père instituteur algérien à « l’ÉCOLE DE GARÇONS INDIGÈNES à Eugène-Étienne Hennaya près de Tlemcen ». Père « fier (...) de sa petite France qu’il transporte d’un poste à l’autre dans la maison d’école que l’ingéniosité de sa femme transforme en maison chaleureuse et généreuse », et d’une mère qui « est la France, je le sais, je l’ai toujours su. Elle est la langue de la France. » Déchirée par l’Histoire entre deux parents, deux terres,  deux langues, elle écrit : « J’écris. Des livres. J’écris la violence du silence imposé, de l’exil, de la division, j’écris la terre de mon père, colonisée, maltraitée (aujourd’hui encore), déportée sauvagement, je l’écris dans la langue de ma mère. C’est ainsi que je veux vivre, dans la fiction, fille de mon père et de ma mère. Je trace mes routes algériennes dans la France. »

Pour moi qui suis autrement issue de la même terre, de la même histoire différemment vécue, l’arabe est aussi comme un chant secret. Ce livre est beau, juste, écrit – au présent – dans une langue incantatoire, un de ces livres qui touchent, disent, réparent, inventent. Universel - et intime.

Commentaires

1. Le samedi, octobre 30 2010, 12:51 par odile

Oui, j'ai aimé aussi ce chant secret... Il est comme écrit rêveusement. Je me suis promenée dans ces diverses approches de son enfance et de son histoire avec la langue arabe, cette culture niée si naturellement... Rupture, faille, demi-existence sur laquelle se reconstruire... un bien beau live!

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