Claude Roy - L'Amateur de librairies

« Comme j’habite au troisième, sans ascenseur, et que je ne peux plus porter de paquets trop lourds, comme mon itinéraire vers le marché de Buci est jalonné au départ de chez moi par la devanture de ''Couleur du temps'', le soldeur de livres, dont le magasin est rue Dauphine, puis par ''Actualités'', la librairie gaucho-soixante-huitarde-underground-B.D. pour adultes et science-fiction, et ensuite, à mi-route de la rue de Buci, par la caverne de livres d’occasion de M. Laffitte (où on se fraie un passage entre les bouquins en piles comme un explorateur dans un canyon hérissé de rochers), et comme mon point d’arrivée, à l’angle de la rue Bonaparte et de la rue de l’Abbaye, ce sera la vitrine en angle de ma librairie favorite (de neuf) ou de ma librairie préférée (comme vous voudrez), je réfléchis sérieusement à ce que j’acquiers en route qui risque de charger trop mon filet. Je remets à plus tard d’acquérir l’album de photos chez le soldeur ; je soupèse à Actualités la plaquette de Wittgenstein sur ''Le Rameau d’or'' de Frazer. C’est léger ? J’emporte ! J’achète chez Laffitte l’''Hermès Trismégiste'' de la collection Guillaume Budé, en bon état, avec les textes grecs et latins. C’est un peu lourd, mais évidemment indispensable. Les nourritures terrestres vont évidemment faire un bon poids : les yaourts achetés au Cambodgien de la Coop, les fruits à mon ami chinois M. Kan à l’angle Buci-Seine, le café (mon mélange habituel : un tiers Nicaragua, un tiers Moka, un tiers Colombie) à sa sœur, la fine Mlle Chan, au délicieux accent cantonais, qui travaille au magasin de thés-cafés à côté du restaurant vietnamien La Rose des Prés.

 

Arrivé à la librairie, je pose dans un coin mon marché qui sent le melon de Charente, le café moulu fin Melita, le pain de campagne de notre boulanger de la rue Dauphine (le meilleur de toute la rive gauche, mais sans se donner de grands airs, sans le style moulin rustique, fausses poutres apparentes et boulanger du bon vieux temps, le ''toc'' enfin), je pose à côté de ma baguette de vrai pain de campagne l’appenzell de chez Barthélémy et mes autres achats. Le parfum des choses bonnes à manger s’élève en offrande vers les tables et les rayons, où méditent les choses bonnes à savoir, le concile des livres.

 

Ainsi, pendant que je flaire sur les tables du jour l’arrivage des livres nouveaux, ou que je glisse le long des rayons, me laissant appeler par un titre inconnu, se poursuit l’entretien dans la librairie, où les voix des serviteurs des livres et celles des bouquins alternent et se couvrent, se répondent et se complètent. J’ajoute à mon filet à provision deux volumes qui d’une voix ferme m’ont dit : « Emmène-nous, nous serons heureux ensemble », j’embrasse Marie-Thérèse et Renée, je reprends mes melons, mes yaourts, les livres, mon pain de campagne, je fais en sens inverse le chemin qui m’a conduit de mon bureau au marché, des nourritures imprimées aux bonnes choses de saison, je passe chez Silvio acheter à Janine du fin jambon San Daniele italien pour manger avec les melons, et je rentre chez moi, avec, comme chaque jour, un peu plus de livres que ne peut en contenir ma maison. Mais l’amateur de librairies, c’est comme celui qui ne peut pas résister à inviter au repas impromptu un hôte inattendu : on se serrera, quand il y en a pour trois il y en a pour quatre. Morte est la demeure où n’entrent pas chaque jour un nouveau livre et un nouveau visiteur, de nouveaux amis. »

Claude Roy – L’Amateur de Librairies

C’est un petit tiré à part de la librairie Le Divan, 1984. Je ne l’avais plus, l’ayant donné à mon libraire, Serge Helluin, qui régnait rue Léon Blum sur un antre tapissé de rayonnages le long desquels on glissait sur un extraordinaire escalier coulissant ; il y avait la première pièce, puis celle du fond, où l’on pouvait trouver une édition XIXe du grand Larousse, avec l’article ‘Bonaparte’, puis l’article ‘Napoléon’ lus à voix haute et commentés par le libraire, ou un Dumas (presque) complet (romans, contes, Mémoires) relié en cartonnage toilé vert, dos cuir, avec portrait gravé ton sur ton de l’auteur version dodu, 24 volumes (manquait Le Comte de Monte Cristo), et dont Serge, que je connaissais à peine, m’avait prêté des tomes (La Comtesse de Charny, suite d’Ange Pitou, à la fin duquel j’étais restée en rade en plein milieu d’un épisode, en ce septembre diluvien de l’année 1984 qui vit mon arrivée en Picardie), impossible à l’époque de trouver en librairie des titres un peu rares de Dumas et encore moins une édition complète ! - avant de vendre la collection à mon compagnon ^^. Il y avait aussi le sous-sol, où s’entassaient diverses merveilles moins rangées. C’est l’un des premiers lieux où j’aie fait étape, envoyée par Yves Borrini de la Compagnie Bonillo installée après Longueau à Marseille, dont moi je venais. Avant Serge à Amiens, il y avait là-bas "ma" librairie Laffitte, Jeanne Laffitte, où je posais mes courses avant d’écumer les rayonnages de la librairie d’occasion, Cours d’Estienne d’Orves, après le marché sis alors sous le parking Shell depuis détruit. C’était un parking à étages en béton gris, certes hideux, mais le marché a disparu en même temps, et avec lui le plaisir d’enchaîner courses de vivres et de livres. Il a été remplacé par une très belle place, avec réverbères super design qui ressemblent à des cornettes de nonnes soulevées par le vent (les cornettes), mais vide, alors qu’elle avait tout cette place - emplacement, vastitude et habitudes - pour en faire un forum ou une agora des temps nouveaux. Chez Jeanne Laffitte donc, c’était Simone Laffitte ou Rose à l’accent chantant qui présidaient autrefois à mes achats de livres.
Une librairie à côté d’un marché, c’est une petite tranche de bonheur hebdomadaire (chez nous, c’est plutôt un bouquin par semaine que par jour tout de même !). À présent, il y a Pages d’encre où Stéphane (avec Soizic) a succédé à Alain et Chantal (avec Soizic). Il m’arrive d’y oublier un cageot de légumes, ou d’y déposer mon poulet ou mes œufs, voire de les y faire livrer (les samedis, l’étal de Bertrand Roucoux est juste en face). L’été, au Vigan, en haut du Quai, près du parvis ombragé de la cathédrale, il y a Le Pouzadou, émigré de la petite rue du même nom jusqu’à ce local plus vaste. On y passe forcément après le marché coloré et cosmopolite qui s’y tient tous les samedis, on s’y donne rendez-vous quand on s’est perdus, et on bavarde avec libraire ou clients. Pas question d’aller en vacances dans un lieu sans librairie ! Tout ça pour dire que je suis bien contente que Paul Derieux, mon libraire parisien de la librairie Gallimard du boulevard Raspail et puits de science en son domaine, m’ait retrouvé ce mince opuscule, dont la célébration liminaire des saveurs conjuguées de la bouffe et des bouquins m’avait parlé au cœur.
Le voici, pour ouvrir l’année en un savoureux partage. La prochaine fois, ce sera la ‘librairie’ de Montaigne, autre lieu inspiré, qui même vide de tous ses livres, en irradie encore l’esprit.

Commentaires

1. Le mercredi, mars 25 2015, 16:38 par nata

Nous évoquions il y a peu Serge. Serge,le passeur de mots, de lignes, de pages, de sensations, d'émotions... Mon cœur frissonne aujourd'hui... Les souvenirs sont ardents...

2. Le mercredi, mars 25 2015, 19:00 par Agnès

Je viens d'écrire un hommage que j'ai envoyé à Sébastien. Quand j'aurai trouvé des photos, sans doute le mettrai-je ici.

A demain, peut-être.

3. Le samedi, mars 28 2015, 15:04 par COLOMBE

une pensée particulière pour le grand ami de ma grand mère HELENE - le jour de la mort de celle-ci j'avais lu quelques lignes écrites de sa main, ignorant alors que je reprenais le fil de leurs échanges épistolaires - il m'avait invité lors d'un échange téléphonique en novembre 2012 à écrire et à dessiner le portrait de mes grands parents pensant que je lèguerai ce livre à ma seule famille...Mais la vocation d'un livre ne consiste t-elle pas à faire voyager l'esprit ? Paix à l'âme de celui qui fut cher au cœur de mes grand-parents la petite fille d HELENE
Nadine

4. Le dimanche, mars 29 2015, 03:02 par Agnès

Je me réjouis des hommages qui lui sont rendus. Il y en a un désormais ici.

Merci.

AO

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