dimanche, janvier 3 2010

Claude Roy - L'Amateur de librairies

« Comme j’habite au troisième, sans ascenseur, et que je ne peux plus porter de paquets trop lourds, comme mon itinéraire vers le marché de Buci est jalonné au départ de chez moi par la devanture de ''Couleur du temps'', le soldeur de livres, dont le magasin est rue Dauphine, puis par ''Actualités'', la librairie gaucho-soixante-huitarde-underground-B.D. pour adultes et science-fiction, et ensuite, à mi-route de la rue de Buci, par la caverne de livres d’occasion de M. Laffitte (où on se fraie un passage entre les bouquins en piles comme un explorateur dans un canyon hérissé de rochers), et comme mon point d’arrivée, à l’angle de la rue Bonaparte et de la rue de l’Abbaye, ce sera la vitrine en angle de ma librairie favorite (de neuf) ou de ma librairie préférée (comme vous voudrez), je réfléchis sérieusement à ce que j’acquiers en route qui risque de charger trop mon filet. Je remets à plus tard d’acquérir l’album de photos chez le soldeur ; je soupèse à Actualités la plaquette de Wittgenstein sur ''Le Rameau d’or'' de Frazer. C’est léger ? J’emporte ! J’achète chez Laffitte l’''Hermès Trismégiste'' de la collection Guillaume Budé, en bon état, avec les textes grecs et latins. C’est un peu lourd, mais évidemment indispensable. Les nourritures terrestres vont évidemment faire un bon poids : les yaourts achetés au Cambodgien de la Coop, les fruits à mon ami chinois M. Kan à l’angle Buci-Seine, le café (mon mélange habituel : un tiers Nicaragua, un tiers Moka, un tiers Colombie) à sa sœur, la fine Mlle Chan, au délicieux accent cantonais, qui travaille au magasin de thés-cafés à côté du restaurant vietnamien La Rose des Prés.

 

Arrivé à la librairie, je pose dans un coin mon marché qui sent le melon de Charente, le café moulu fin Melita, le pain de campagne de notre boulanger de la rue Dauphine (le meilleur de toute la rive gauche, mais sans se donner de grands airs, sans le style moulin rustique, fausses poutres apparentes et boulanger du bon vieux temps, le ''toc'' enfin), je pose à côté de ma baguette de vrai pain de campagne l’appenzell de chez Barthélémy et mes autres achats. Le parfum des choses bonnes à manger s’élève en offrande vers les tables et les rayons, où méditent les choses bonnes à savoir, le concile des livres.

 

Ainsi, pendant que je flaire sur les tables du jour l’arrivage des livres nouveaux, ou que je glisse le long des rayons, me laissant appeler par un titre inconnu, se poursuit l’entretien dans la librairie, où les voix des serviteurs des livres et celles des bouquins alternent et se couvrent, se répondent et se complètent. J’ajoute à mon filet à provision deux volumes qui d’une voix ferme m’ont dit : « Emmène-nous, nous serons heureux ensemble », j’embrasse Marie-Thérèse et Renée, je reprends mes melons, mes yaourts, les livres, mon pain de campagne, je fais en sens inverse le chemin qui m’a conduit de mon bureau au marché, des nourritures imprimées aux bonnes choses de saison, je passe chez Silvio acheter à Janine du fin jambon San Daniele italien pour manger avec les melons, et je rentre chez moi, avec, comme chaque jour, un peu plus de livres que ne peut en contenir ma maison. Mais l’amateur de librairies, c’est comme celui qui ne peut pas résister à inviter au repas impromptu un hôte inattendu : on se serrera, quand il y en a pour trois il y en a pour quatre. Morte est la demeure où n’entrent pas chaque jour un nouveau livre et un nouveau visiteur, de nouveaux amis. »

Claude Roy – L’Amateur de Librairies

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