Wisconsin / Le Guerrier-tortue, donc.

Roman polyphonique, composé comme un puzzle de dates : l’ouverture, à l’automne 2000, à travers le regard d’Ernie Morriseau, un vieux paysan métis d’indien Ojibwé, qui médite sur le sens de sa vie, au cœur du monde et de l’histoire. Puis flash back jusqu’en 1967/68, puis 76, puis 82/83, puis 98 et, pour la coda, retour à l’automne 2000.

Les premières pages nous font rencontrer le héros, Bill Lucas, 9 ans, aux prises avec la passion mêlée de fureur que lui inspire le comportement de son grand frère Jimmy ce jour-là massacreur d’une tortue-alligator . C’est aussi le jour où la famille Lucas apprend le départ de Jimmy pour le Vietnam : il s’est enrôlé dans les Marines pour échapper à la ferme, à son père alcoolique, incapable et brutal, et à la dépression chronique de sa mère Claire. Le décor est planté : il y a la ferme des Lucas et celle mitoyenne de Rosemary et Ernie Morriseau, la première négligée et empreinte de violence, la seconde bien entretenue et accueillante, il y a la nature sauvage habitée d’êtres antédiluviens comme les tortues, il y a la tendresse et la haine, et la violence des relations entre les hommes, il y a la brutalité de l’histoire. C’est Bill, le guerrier-tortue qui combat des ennemis imaginaires à grands coups de son épée de bois, abrité derrière la vaste carapace d’une tortue-bouclier.

À travers les lettres échangées entre Jimmy et Bill, à travers les silences et les non-dits, la guerre du Vietnam sa touffeur, sa jungle grouillante, ses terreurs – et la fraternité, parfois des hommes entre eux, entre dans le récit. Le roman fait alterner au fil des chapitres les voix et les regards : récit à la troisième personne d’un narrateur omniscient pour Bill et Ernie, et même John Lucas l’ivrogne, auquel un chapitre rétrospectif est consacré ; voix de Claire Lucas, de Rosemary Morriseau, de Jimmy.
Wisconsin est un autre de ces grands romans américains qui tressent ensemble histoires individuelles, familiales, communautaires (ici il s’agit d’immigrés allemands, et du corps des Marines), la nature et la grande Histoire, les rêves et les esprits, les hommes et les animaux. Par bien des côtés, il appartient à la même veine que le Dalva de Jim Harrison. Sans doute plus maladroit - c’est un premier roman, qui semble avoir demandé à son autrice une énorme documentation : soutenu en 1997 par une bourse de l’Etat du Minnesota, il est paru en 2004, traduit en français en 2007 chez Buchet Chastel. On le trouve aujourd’hui dans le Domaine étranger de 10 / 18. Le texte est dédié au frère de Mary Ellis, dont elle tient tout ce qui concerne la guerre du Vietnam vécue de l’intérieur. Peut-être les voix narratives sont-elles un peu trop monocordes, trop peu diverses. Peut-être la voix du personnage devenu esprit est-elle trop invraisemblable, ou du moins est-il discutable que le lecteur la perçoive si la plupart des personnages sont incapables de l’entendre. Mais on n’oublie pas les personnages, empreints d’humanité, ni le chien Angel dont le nom évoque, outre le messager qu’il est entre le monde réel et celui des esprits, les infirmières ainsi nommées pendant la deuxième guerre mondiale. Bill est une très belle figure de héros de roman : enfant rêveur, hypersensible, contemplatif, dont l’univers intérieur tisse étroitement nature, famille et animaux - devenu un adulte profondément blessé, fragile, violent, en qui se sont cristallisés tous les démons de sa famille. Je m’abstiendrai de reprendre les clichés dithyrambiques d’un critique et auteur à la mode sur la quatrième de couverture, mais vous aurez compris que Le Guerrier-tortue ajoute pour le plus grand plaisir du lecteur ses pages lyriques et sensibles au vaste ouvrage qui unit dès l’origine Histoire et roman.

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