Percival Everett - Effacement

erasure.jpgThelonious (Monk) Ellison est professeur d’université et romancier. Il écrit des textes difficiles, - que sa sœur Lisa avoue ne pas arriver à lire -, parodie réflexive de recherches littéraires à la Barthes ou réécritures érudites de textes antiques, lesquels n’ont aucun succès, non pas tant à cause de leur difficulté que parce qu’ils n’ont rien à voir avec « l’expérience afro-américaine ». Car Thelonious (Monk) Ellison est noir, et se doit donc, selon la critique, d’écrire des textes ancrés dans la sociologie et la psychologie afro-américaines. Célibataire, il voit sa famille s’effilocher peu à peu : le père, médecin adulé de ses patients, s’est suicidé sept ans plus tôt, la mère glisse peu à peu dans l’oubli apporté par la maladie d’Alzheimer, sa sœur Lisa est assassinée, la gouvernante de toujours, Lorraine, épouse tout à coup un vieux soupirant de vacances, et son frère Bill, après un outing assez piteux, disparaît de sa vie sur un « fuck off » laconique et définitif.

Ulcéré par le succès national d’un pseudo-témoignage sur l’expérience du ghetto, obligé pour s’occuper de sa mère de quitter sa vie sur la côte ouest et de s’installer dans la maison familiale de Washington, à court d’argent, Monk compose dans un jaillissement de rage parodique un bref roman « My Pafology » (bizarrement rendu dans la traduction par « Ma Pataulogie »), attribué à un certain Stagg R. Leigh. C’est le récit à la première personne , en prétendu argot de ghetto, de l’aventure d’un jeune noir de 19 ans, Van Go Jenkins, chômeur, violent, violeur, raciste, meurtrier en puissance puis en acte. Un « fucker », si je puis me permettre ce néologisme, sa langue et son rapport aux autres se réduisant à peu près à cette quasi interjection, qui deviendra le titre définitif du roman (« Putain », dans la traduction). Envoyé par lassitude et par défi à l’agent de Monk, le roman est immédiatement accueilli avec faveur par l’un des plus grands éditeurs américains (Random House), puis les droits en sont achetés pour une somme faramineuse par un producteur de cinéma. S’il n’a plus de problèmes d’argent, Monk est en revanche chaque jour plus investi par la personnalité de Stagg R. Leigh, au risque de trahir chaque jour un peu plus ses idéaux humains et esthétiques.

Telle est, sommairement résumée, l’intrigue d’Effacement, en anglais Erasure. Mais un tel résumé ne donne qu’une vision linéaire, étroite, une vague idée de la diabolique construction de ce roman que j’ai lu – deux fois – dans une joie et une fièvre intenses. Car il s’agit aussi, surtout, d’une mise en œuvre, en acte, d’une réflexion profonde, aiguë, excitante sur l’art du roman, afro-américain ou pas, aujourd’hui.

La mise en page elle-même témoigne de cette réflexion : l’édition française n’a pas repris la provocante couverture de l’édition grand format américaine, reproduite ici, où un enfant hilare, en abyme, pointe sur sa tempe un revolver. Sous la photo en abyme, le titre, balafré d’une croix rouge, épaisse et nerveuse, qui évoque aussi une silhouette humaine étendue sur le sol. C’est le seul élément graphique repris sur la couverture française, un visage d’homme noir à demi-effacé et barré de ladite croix, inversée. Or ce signe n’est pas anecdotique ni anodin : la croix accompagne chaque numéro de chapitre, et, triplée, est reprise, comme une sorte de cul-de-lampe initial, en lieu et place d’une date, au début de chaque nouveau fragment du journal intime de Monk qui constitue le corps de l’œuvre. L’édition américaine comporte aussi, en haut de chaque page de droite, le titre, dont chaque lettre, à l’exception du A (pourquoi ?) est barrée de la même croix. C’est mettre graphiquement l’accent sur la référence aux arts plastiques - dois-je dire arts « de la représentation » ? - omniprésente dans le roman comme contrepoint à la réflexion sur la littérature. (litté-rature ?).

En vrac : Barlach, Klee, Kirchner, Klinger, Motherwell, Rothko, Duchamp, De Kooning, Rauschenberg (celui-ci ayant « effacé » celui-là et ayant vendu cet effacement), Hitler, Kollwitz, Julian Schnabel, mais aussi Resnais, j’en oublie peut-être. Peintres, sculpteurs, graveurs. Tous présents dans de brefs dialogues de forme théâtrale qui ponctuent et rompent – cut - le fil de la narration. Essentiellement des peintres expressionnistes (grâce à Google, j’ai considérablement élargi ma connaissance des peintres, surtout allemands, de la fin du XIXe et du XXe siècles), en particulier expressionnistes abstraits, et des tenants de l’abstraction dite lyrique. Mais aussi, présence en creux, effacée, de deux peintres que rapproche à tout le moins le titre d’un tableau, et que réunit le nom du personnage principal du roman enchâssé : Van Gogh, et Paul Jenkins. Le premier a peint La Nuit étoilée, qui apparaît (sous le titre, non traduit !!??, de Starry night) dans un rêve de Monk, l’autre a réalisé le décor d’un ballet dans lequel un morceau d’Henry Dutilleux portait le même titre. L’un est un peintre figuratif proche d’une forme d’expressionnisme, l’autre un peintre expressionniste abstrait auteur d’une peinture chatoyante et pleine d’énergie. Il y a aussi, peut-être Gary Simmons, peintre de l’effacement. Mais à quoi bon ces considérations sur la peinture, et qu’apportent-elles à la lecture du roman ? C’est, je crois, que le roman met en œuvre en littérature une forme de quête qui a été celle des artistes peintres cités, dans leur rapport à la fois à l’institution politique et au sens de leur art. Nombre d’entre eux ont été interdits comme peintres décadents par les nazis. Il y a me semble-t-il, c’est rude, c’est même énorme, l’idée que la critique blanche, snob et paradoxalement raciste telle que la décrit Everett, joue auprès des écrivains de couleur le même rôle de censure que les nazis auprès des expressionnistes allemands. L’autre idée c’est que les romans qui ne racontent rien (à l’image de F/V, la parodie de S/Z, dont Monk donne une lecture partielle au cours de la conférence qui ouvre le roman) débouchent sur une impasse :

XXX

Rothko : J’en ai assez de peindre ces satanés rectangles.

Resnais : Mais ne voyez-vous pas que vous peignez les limites physiques du tableau ? La forme d’épure que vous pratiquez devient une sorte d’aventure dans l’art de l’élimination. Le fond et le premier plan sont vos détails et ils se neutralisent mutuellement. Curieusement, il ne reste que des détails, qui sont absents, en fait.

Rothko : Mais où s’arrête-t-on ?

Resnais : Les imbéciles achètent.

Rothko : C’est donc ça, n’est-ce pas ? (…)

Peut-être l’effacement doit-il être le moteur d’une autre quête de sens, plus abstraite peut-être, sans pour autant se couper d’une sorte de réalisme transcendé par la forme (références expressionnistes).

Effacement enchâsse dans le fil de son texte, outre le journal de Monk, et les dialogues déjà mentionnés, la conférence extraite de F/V, parodie brillantissime de Barthes, le texte intégral de « Fuck / Putain » - lecture infiniment douloureuse d’ailleurs, mais aussi une correspondance cachée du père, une émission de télé imaginaire Virtute et armis, étrangement titrée « À propos de bottes » - où Tom Wahzetepe, avatar de Monk, triomphe de questions diaboliquement complexes et variées devant un public hostile -, et, surtout au début, des réflexions sur la pêche à la truite et l’art de la menuiserie, auxquels Monk, comme Everett, s’adonne. On pourrait y voir une rhapsodie incohérente. Mais les collages de dialogues sur l’art, comme les réflexions sur la pêche à la mouche et la menuiserie éclairent obliquement le roman, suggèrent ce qu’il ne dit pas explicitement sur l’art romanesque comme sur la critique, par exemple. L’unité de l’ensemble est en outre assurée par de significatifs échos de scènes entre elles, en particulier à la télévision : quatre niveaux de correspondances : Van Go au Snookie Cane Show, Tom à Virtute et armis, Stagg au Club du Livre, et ?Monk/Stagg à la remise du Prix du livre. Tous quatre décalés, opposant leur sincérité ou leur brutalité à la comédie sociale, et la déréglant. La télé est l’une des cibles majeures du roman dans sa dimension satirique : lieu de tous les faux-semblants, du toc intégral, de la perte d’identité assurée. Il y a une scène très drôle où pour meubler le silence de Stagg à son émission, la productrice lit l’un des passages les plus crus de « Fuck », en remplaçant chaque mot cru (putain / fucking, qui ponctue la phrase, et nibard) par un « bip ».
Il reste nombre de mystères : comme celui de la liste de « mots-clés » qui intervient peu avant la fin du roman, dans laquelle figure, entre autres C5H14N2, formule chimique de la Neuridine, base non toxique présente dans les chairs putrescentes de la viande, du poisson et dans le fromage en train de pourrir (google dixit) ??? ou la multiplication des fragments de phrases latines, qui ponctuent également la fin du texte, sortes de résurgences de la culture classique de Monk. Hypotheses non fingo, c’est la dernière et sibylline phrase du roman. J’ai cru un moment que c’était du Lucrèce. Mais non, c’est du Newton, qui diffracta à travers un prisme la lumière blanche en spectre de couleurs vives, comme Effacement diffracte ses innombrables références, ses différents niveaux d’histoires, en un roman multiple, équivoque, énigmatique... et passionnant.
En une démarche exactement inverse de celle de son personnage narrateur, par la pratique de l’insertion, du collage, du flash-back, et de la distance ironique, l’auteur fait émerger, en traitant de la conscience douloureuse de l’artiste "afro-américain", un roman à l’évidente dimension universelle. Une sorte de retour moderne, prismatique, qui ici de manière délibérée comme chez Pétrone par le fait de la ruine du texte, débouche sur une fin étrangement ouverte.

Autrement dit : Pétrone (et le roman comme satire, à tous les sens du terme) + Burroughs + Ellison - l’auteur de Homme Invisible pour qui chantes-tu (référence constante dans ce roman comme dans Désert Américain, et que je n'ai pas lu), + la réflexion sur les arts plastiques + Mark Twain = un roman moderne en ce qu’il raconte une et même plusieurs histoires en retricotant entre eux ces éléments disparates, qui réunissent Europe antique, classique, moderne, et Amérique. Effacement certes, mais affirmation aussi, au péril même de l'identité de l'auteur, de la vitalité d'un genre.

Bigre, quelle tartine !

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