Deon Meyer : Le Pic du Diable

C’est la suite d’un long « road-thriller », lu il y a quelques années :  L'Âme du chasseur (titre original Proteus). Lecture qui m’oblige pour la circonstance à créer une rubrique Noirs et Thrillers, ce que j’eusse dû faire il y a bien longtemps, quand jusqu’à présent je me suis bornée au classement par langues et/ ou pays. Mais je me vois mal créer une rubrique « Littérature en langue afrikaans », qui risque de rester quelque peu vacante. D’autant plus qu’il semblerait à regarder les choses d’un peu près, que les romans de Deon Meyer, écrits en afrikaans, soit traduits de l’anglais ? Ce qui va m’obliger aussi à quelque réorganisation de mon classement, tous les Mankell, Indridasson et autres Connelly entrant naturellement dans cette rubrique. Éternel problème – si familier aux papouphiles amateurs de listes – du classement des bibliothèques.
Le Pic du Diable donc. Où l’on retrouve Thobela Mpayipheli, le géant Xhosa, ex-espion qui, dans l’Afrique du Sud d’après l’apartheid, avait tenté dans une course haletante et poussiéreuse à moto sur les routes du pays, de concilier son désir de retour à une vie paisible et familiale, entre sa compagne Miriam et le fils de celle-ci Pakamile, avec la résurgence de son passé et les soubresauts politiques de la nouvelle Afrique du Sud. Plus qu’un souvenir précis de l’intrigue, j’en ai conservé des réminiscences de paysages, de personnages efficacement croqués, le kaléidoscope d’une société multiple, fragmentée, porteuse de destruction et d’avenir à la fois, le sentiment intense qui unit Thobela au garçon de Miriam, paternité et filiation choisies sur lesquelles repose l’intensité dramatique d’un roman très brillamment construit sur un rythme haletant et sans temps morts. Le site de Déon Meyer en fournit des images ici.

D’où l’intense frustration, - je ne vends guère de mèche, cela se passe dans les toutes premières pages – qui saisit le lecteur à la mort de Pakamile, littéralement escamoté au détour d’un fait divers quasi anodin, où l’on n’a pas eu le temps de voir venir quoi que ce soit. Toute-puissance désinvolte du créateur qui a besoin de libérer son héros pour une nouvelle intrigue, et dispose à son gré de ses personnages. Cette réserve faite – à laquelle on peut ajouter le choix par Thobela de son nouveau rôle de justicier, à mon avis assez plaqué - la psychologie de Thobela est beaucoup plus schématique que celle de Benny, l'autre "héros" - la machine dramatique se met en marche de façon à la fois rigoureuse et brillante.

Il y a quatre mouvements : Christine, Benny, Thobela, et Carla. Le premier, et me semble-t-il le plus long, a pour fil directeur le récit fait par une jeune femme blonde et séduisante à un pasteur bienveillant. S’y enchevêtrent au fil des chapitres et de l’intrigue la renaissance progressive de Thobela en justicier à la sagaie – plus « authentiquement » appelé ici « assegai » -, et la rencontre avec le flic Benny Griessel, quinquagénaire alcoolique parvenu, après une lente mais régulière déchéance, au fond du trou. Chassé par sa femme, qu’il a battue, dévoré de remords, il est rattrapé par les cheveux par un de ses chefs qui l’oblige à regarder la réalité en face : Alcooliques Anonymes, hospitalisation, sevrage, et le flirt constant avec la rechute. C’est sur Griessel, au demeurant flic perspicace et autrefois inspiré, que reposent les enquêtes sur un tueur de femme seules, puis sur le meurtrier à l’assegai, rebaptisé Artémis par la presse. Le personnage, tourmenté, incertain et lucide, est sans doute le plus attachant de la galerie que propose le roman. C’est aussi lui qui en est le personnage central. La construction de l’intrigue est très cinématographique, montage cut de scènes alternées et pleines d’échos entre elles : les trois personnages sont habités par une passion dévastatrice : celle du sexe pour Christine, devenue prostituée, celle de la vengeance pour Thobela, celle de l’alcool pour Griessel. Et tous trois soutenus, mus, charpentés par l’amour de leur(s) enfants : Christine, sa fille Sonia, Griessel, ses deux enfants, Fritz et Carla, et, pour Thobela, le souvenir douloureux de son fils Pakamile : d’où sans doute le titre afrikaans du roman : Infanta, à la fois nom de lieu, celui où se déroule le règlement de compte final, et évocation de ce qui fait le sujet même du roman : la relation à l’enfant. Où l’on apprend le chiffre phénoménal des meurtres et viols d’enfants en Afrique du Sud, liés entre autres à la croyance qu’ils peuvent apporter la guérison du sida. C’est à ce problème de société majeur que sont confrontés les personnages, dans un pays où la peine de mort a été abolie. Justice, ou vengeance.

L’entremêlement des épisodes est construit avec rigueur et brio, avec en outre un effet de distorsion chronologique que l’on ne découvre que dans les toutes dernières pages, et qui alimente une tension narrative fiévreuse, saisit et captive. J’ai avalé le bouquin. C’est un excellent roman, une réflexion sur la condition humaine, sur le tragique, sur la famille, la société et l’Histoire, sur les méandres obscurs de l’inconscient, le Bien et le Mal. Je ne suis pas sûre d’avoir été convaincue par la fin. On y perd des fils importants : ainsi de la femme de Benny, Anna, omniprésente comme absence si je puis me permettre ce paradoxe, qui disparaît après deux messages téléphoniques à un moment crucial, comme escamotée, elle aussi, de même que Fritz, son fils. Cela laisse un sentiment de gêne, comme gêne le « happy end » après bain de sang et vengeance sauvage, qui pose beaucoup de questions : sur la justice, sur la police, mais surtout sur l’art de bâtir les dénouements. Celui-là est précipité, remet en cause la réflexion construite par Griessel sur la nécessité d’une justice sociale et non individuelle, et accorde à Carla une capacité de récupération post traumatique absolument exceptionnelle. C’est bien pour elle. Ça fait baisser l’adrénaline du lecteur. Mais moralement, littérairement, esthétiquement, c’est un peu frustrant.

Les paysages sont ici.

Commentaires

1. Le samedi, mars 14 2009, 13:47 par Laurent

Bonjour.

Plongé depuis quelques temps, et sans en sortir, dans les romans de Deon Meyer, ma découverte rayon polar de ces dernières années, je voulais dire que j'étais globalement d'accord avec vous sur la fin un peu décevante, et en tout cas bien trop rapide ; en revanche, je dois dire que j'ai été "scotché"par ce roman, et peut-être plus encore par "Les soldats de l'aube", que je trouve d'une très, très grande force, ainsi que d'une complexité réelle - ce qui est beaucoup quand on voit le manque d'efforts d'un certain nombre d'auteurs de polars se contentant d'une intrigue et d'une vague perspective socio-politique.

2. Le samedi, mars 14 2009, 17:33 par Agnès

Oui, oui, mes réserves ne sont que des réserves ! Je lirai "Les soldats de l'aube". Mais je pratique le thriller à petite dose^^... A.

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